Échelon : Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous…

 

Le Parlement Européen a ouvert une commission d'enquête sur le réseau anglo-saxon Echelon qui, sur le plan planétaire, est capable d'intercepter, de stocker et d'analyser les communications téléphoniques, radio, téléfax et émail… Mais, sur fond de guerre économique, l'Europe a aussi ses projets et réalisations en la matière. Que peut faire le citoyen face à ces grandes oreilles qui l'épient.

"Dans nos démocraties pacifiques, il faut considérer les services secrets comme les seules structures de l'Etat en guerre permanente contre les organismes extérieurs ou les nations étrangères" . Les propos sont de Guillaume Dasquié, expert français en intelligence économique. Ils prennent toute leur signification lorsqu'ils sont mis en rapport avec un sujet aussi passionnel que le réseau d'interception Echelon révélé en 1988 par le journaliste Ecossais Duncan Campbell. Initiée par les Etats-Unis et leurs "partenaires", notamment Britanniques, aux premières heures de la guerre froide, cette mécanique capte, analyse et stocke les communications téléphoniques, radio, téléfax et émail à l 'échelle du globe.

L'Agence pour la Sécurité Nationale (NSA), l'une des branches les plus secrètes de la communauté du renseignement US, régit avec la Grande-Bretagne, l'Australie, la Nouvelle-zélande et le Canada ce système qui suscite à travers le monde autant la crainte que l'émerveillement… Mais aussi un cortège de spéculations. Pour démêler cet écheveau, le Parlement Européen (PE) a décidé cet été la création d'une Commission temporaire d'enquête sur le réseau Échelon, également connu sous le nom de code "projet 415" . L'objectif assigné aux 36 commissaires est de prouver l'existence d'un tel outil ainsi que sa conformité avec le droit communautaire. Pour ces parlementaires, qui viennent de débuter leurs travaux le mois dernier, la tâche s'avère ardue. Il convient en effet de ménager les susceptibilités tant entre Etats membres que vis-à-vis des cousins d'outre-Atlantique.

À l'origine du dispositif, en 1943, les USA et le Royaume-Uni formalisent, avec l'Accord Brusa, un partenariat en matière de renseignement électronique. Dans la foulée, en 1946, la Grande-Bretagne établit la Commonwealth Signit (pour Signal Intelligence) Organization avec le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Le décor est planté. La formule prend corps un an plus tard lorsqu' Américains et Britanniques paraphent le traité secret Ukusa. Un accord de coopération auquel adhèrent les membres de la Commonwealth Signit.

Toutefois, afin de peaufiner le premier maillage planétaire en matière d'interception électronique, l'adjonction de nouveaux participants s'avère cruciale. C'est ainsi que la Corée du Sud, le Japon, l'Allemagne, la Norvège et la Turquie entreront rapidement dans la danse sans adhérer formellement au traité. Durant un demi-siècle, le pacte de Varsovie sera l'objet de toutes les attentions de cette organisation.

Créée en 1952 sous la présidence de H.S. Truman, l'Agence pour la sécurité Nationale constitue le cœur du dispositif d'espionnage électronique américain et par conséquent de la communauté Ukusa. Basée à Fort Meade dans le Maryland, son existence n'a été révélée au grand public qu'en 1957. L'agence coordonne et défini les politiques en matière de protection et de sécurité informatique (cryptographie) pour le gouvernement américain. Mais surtout elle collecte, exploite et finalement distribue les informations issues de ses systèmes d'écoute et d'interception. La NSA a plusieurs succès à son actif, parmi lesquels l'opération Venona qui permis aux Etats-Unis et aux Britanniques de neutraliser nombre d'espions à la solde des soviétiques, dont notamment l'Anglais Kim Philby présenté comme "l'espion du siècle". Cet organe a également donné l'occasion à Georges Bush d'adopter une position ferme à l'encontre des instigateurs du putsch manqué d'août 1991 à Moscou alors que le trouble régnait toujours dans la capitale Russe. Des interceptions de communications téléphoniques militaires traitées en temps réel avaient permis de découvrir qu'aucune cohésion ne liait les putschistes.

Des revers sont toutefois à déplorer. Certains sont restés dissimulés tel que l'attaque du navire USS liberty par Israël en 1967. Ce navire bourré de matériel d'écoute électronique aurait été confondu avec un navire Egyptien. Bilan: 34 morts et 170 blessés côté américain. Aucune enquête parlementaire ne viendra dissiper les doutes qui continuent à planer sur cet incident. Plus récemment, on se rappelle des attentats de Nairobi et de Dar Es Salaam contre des bâtiments US. Drame que n'ont pas vu se dessiner les yeux et les oreilles qui scrutent 24 heures sur 24 la planète.

N'empêche. Observer la NSA de plus près donne le vertige: quarante milles employés dans pas moins de vingt-sept départements, plus de cent milles salariés si on compte le personnel civil et militaire qui lui est détaché par les autres protagonistes du renseignement américain ainsi que par les pays amis. Le campus de Fort Meade compte à lui seul plus de vingt mille résidents vivant en quasi-autarcie et jouissant des infrastructures de détente les plus performantes qui soient (cinémas, restaurants, salles sportives, garderie…). Douze milles personnes sont logées par l'agence rien qu'aux Etats-Unis. Le budget est en conséquence: plus de cinq milliards de dollars!

Le Nima, les yeux d'Echelon

Durant l'année 1996, les collecteurs de renseignement américains voient leur champ d 'action se pourvoir de nouvelles potentialités. En effet, les USA dotent cette année-là leur appareil de surveillance de l'élément manquant à leur dispositif, si besoin en était… Sous l'autorité du Département américain de la défense, la National Imagery and Mapping Agency (Nima) est en quelque sorte le pendant oculaire de la NSA.

Pour les 10 000 personnes œuvrant en son sein, il convient de catégoriser et de traiter les images captées, dans certains cas en temps réel, par les satellites militaires "en vue de préserver la sécurité nationale des Etats-Unis" (sic). Elle gère les informations en provenance de neuf autres agences militaires et de renseignement outre-atlantique. Elle est incontournable dans son domaine.

De plus, comme l'indiquait Paul Virilio dans le Monde diplomatique au mois d'août 1999, ce check point du renseignement US a également pour objectif moins avouable de mettre la main sur l'imagerie commerciale au niveau mondial par le biais d'un partenariat avec les entreprises tant américaines qu'étrangères engagées dans ce créneau. Subtil calcul qui permet de faire d'une pierre deux coups. Primo, en centralisant les clichés tant du secteur public que du secteur privé afin d'accroître la manne d'informations disponibles à des fins stratégiques, bref de jouir d'un monopole effectif en la matière. Secundo, comme le confirme le site Internet de cette agence, la commercialisation des clichés permet un contrôle absolu des données dont disposent les partenaires, pour ne pas dire les clients, du Nima. On a froid dans le dos lorsqu'on entend en outre les propos du chef d'état-major de l'US Air Force, en 1997 devant la Chambre des représentants à Washington: "Au premier trimestre du XXIe siècle, nous serons capables de trouver, suivre et cibler quasiment en temps réel n'importe quel élément d'importance en mouvement à la surface de la Terre. "

Écrits et chuchotements

"Ils n'interceptent à peine qu'un petit pour-cent". C'est avec des propos semblables que certains observateurs sont enclins à minimiser l'efficacité des grandes oreilles qui épient notamment l'Europe. Un pour-cent! En ne citant que quelques chiffres, on mesure immédiatement le poids de ce "petit" pourcentage d'interceptions. Rien que sur la Belgique et pour la seule entreprise de télécommunication Belgacom, on enregistre pas moins de 8,6 millions de lignes en activité, GSM compris, et la société entretient à elle seule plus de 50 millions de contacts annuels avec sa clientèle.

Certes, la question du volume d'informations recueillies se pose. Mais d'autres questions intriguent également. Comment s'opère le tri et, en corollaire, l'analyse de ces données? Les éléments obtenus par les 120 satellites du programme Échelon, par les antennes d'interception de la cinquantaine de stations au sol ainsi que par les déviations effectuées sur les câbles de transmission sous-marins intercontinentaux sont, dans leur majeure partie, acheminés dans les deux principales installations de la commauté Ukusa à Fort Meade (USA) et à Menwith Hill (Grande-Bretagne). Les puissants ordinateurs Cray permettent d'effectuer un tri sur diverses bases.

Tout d'abord, la plus célèbre d'entre elles consiste en un système de dictionnaire dénommé Oratory fonctionnant sur base d'une liste de mots clés qui une fois détectés dans une communication (téléphonique, téléfax, émail ou Internet) enregistre automatiquement celle-ci. En second lieu, une sélection par reconnaissance vocale est opérée. La NSA dispose à cet effet d'une banque de donnée vocale comprenant les timbres de voix d'hommes politiques, de diplomates ou encore de terroristes. Enfin, plus classique mais tout aussi efficace, Fort Meade réalise un tri par numéro de téléphone et probablement émail suivant une liste pré-établie, ceci afin de surveiller automatiquement tout appel entrant et sortant.

Le revers de la médaille existe pourtant bel et bien comme tendent à le confirmer certaines déclarations d'anciens agents de la NSA ou de son pendant britannique le Governement Communications Headquarters (GCHQ). Les décideurs du renseignement américains ont axé leur stratégie d'investissement sur le plan technologique délaissant le facteur humain. Ce déséquilibre entre la masse d'informations constituée quotidiennement et le nombre d'analystes va croissant. La NSA se targue, par l'entremise de son directeur, de traiter toutes les 3 heures autant de pages qu'en compte la Bibliothèque du Congrès à Washighton. On en arrive dès lors à la conclusion que chaque membre du personnel chargé de disséquer les données voit passer toute les dix minutes l'équivalent d'une pile de documents de plus d'un mètre carré de côté sur vingt mètres de long! À bien y réfléchir, une observation se détache. Échelon entend tout, voit tout pratiquement en temps réel mais à quelles fins? N'en est-il pas arrivé au point où la notion de temps si précieuse aux acteurs du renseignement a perdu sa substance? Quelle valeur pourrait encore avoir aujourd'hui des informations sur certains dossiers collectés, il y a, par exemple, un an si ce n'est de porter un éclairage nouveau sur de l'histoire ancienne… Cet état de fait rencontre certains échos dans les couloirs du pentagone où une très faible minorité d'officiers se lamente au sujet de ce facteur humain trop longtemps délaissé au profit d'une course technologique effrénée.

Le frileux été du Parlement Européen

Le cœur politique de l'Europe balance. Entre ceux qui peuvent, mais ne veulent pas, ceux qui veulent, mais n'osent pas, et ceux qui osent mais ne peuvent pas… Les élus Verts du vieux continent, avec en tête le parlementaire belge Paul Lannoye, affichent une mine dépitée. La commission temporaire d'enquête sur le réseau Échelon, décidée par le Parlement, suscite la perplexité. Son seul mérite, à peine vient-elle d'être constituée en septembre, ne sera-t-il pas d'avoir existé? La question se doit d'être posée. De pouvoirs réels, notamment en matière d'instruction judiciaire, il n'en est point question. Son rôle est celui d'un éclaireur et devrait déboucher sur une série de recommandations concernant les risques que fait courir Échelon aux Etats membres ainsi qu'à leurs citoyens principalement dans le domaine économique. L'attention se portera également sur les conclusions qui seront tirées en matière de protection des données au moyen de systèmes de cryptage performants suite aux auditions de plusieurs experts réalisées par les 36 mandatés.

Ce que d'aucun pourrait prendre pour une énième scène au sein du ménage polygame européen trouve ses racines dans les limites du pouvoir dont jouit l'Union. Les compétences en matière de services de renseignement sont un domaine strictement réservé à chaque Etat. Ce que confirment les prises de position de la majorité des élus conservateurs, socialistes et libéraux présents dans l'hémicycle à l'encontre de la constitution d'un organe d'investigation aux pouvoirs étendus.

Les travées clairsemées du PE, ce 30 mars 2000, lors de l'intervention du Commissaire Erkki Liikanen venu exposer, pour ne pas dire justifier, la position apathique de la Commission Européenne sur le sujet contraste avec les bruits de couloirs dont résonnent actuellement les Parlements nationaux. Si la Commission ne bouge pas c'est parce qu'elle n'a enregistré aucune plainte pour espionnage industriel de la part de sociétés européennes qui auraient été victime du Big Brother anglo-américain. Pourtant, dans différents pays, les évènements se bousculent. Les Pays-Bas, la Belgique et la France ont entamé des recherches approfondies sur la menace Échelon. Les deux premiers ont constitué en quelque sorte des missions exploratoires. Elles sont menées au niveau parlementaire pour les Pays-Bas et par le Comité de Contrôle des Services de Renseignement, alias le comité "R", pour la Belgique. La justice française a quant à elle démarré une mission d'enquête préliminaire avec le soutien de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST - service de contre-espionnage et de sécurité intérieure de la France). Le Danemark, bien que signataire d'un accord SIGNIT (Signal Intelligence - renseignement électronique) avec les Etats-Unis, vient également d'emboîter le pas au trio.

Ceci n'est pas du goût de tous les parlementaires européens. En témoignent nottament les propos de l'Allemand Martin Schulz (Parti Socialiste Européen) repris sur le site du PE . Selon lui, "l'espionnage économique n'est pas pratiqué seulement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi par d'autres pays comme la Belgique, les Pays-Bas et la France ". Étrangement, Monsieur Schulz vise trois des quatre Etats qui ont d'ores et déjà entamé des investigations sur le réseau anglo-américain. Il omet de signaler que les qualités allemandes en matière de renseignement sont internationalement reconnues. Et surtout que son pays a signé des accords en matière de renseignement électronique avec les Britanniques et les Américains et qu'enfin il accueille sur son territoire la station d'écoute de Bad Aibling répertoriée comme l'un des points d'ancrage du réseau Échelon à travers le globe.

Fi de ces mesquineries. Car le regard porté par les décideurs européens sur les Américains a changé. C'est indéniable. L'Europe s 'émancipe et veut sa défense intégrée. Pour preuve la réunion confidentielle de la Commission technique et aérospatiale de l'UEO (Union de l'Europe Occidentale), révélée par le bimensuel Le Monde du renseignement (http://www.intelligenceonline.fr), qui s'est tenue au mois de novembre 1999. Sur la lancée du traité d'Amsterdam portant sur la Politique extérieure et de sécurité commune (PESC) diverses instances envisageraient de fédérer sur le modèle du Nima les centres de recherche spatiaux européen avec comme moelle épinière le centre satellitaire de Torrejòn, en Espagne… Alors, un Big-Brother de plus en prévision?

L'Europe victime de la guerre de l'information

Pour les Américains, l'économie est l'un des fondement majeur du concept de sécurité nationale. Dès lors, l'information est une arme redoutable. Veille stratégique, surveillance concurrentielle ou encore évaluation des risques sont autant de redondances francophones pour un terme que les anglo-saxons résumeront à "intelligence". Car si pour le commun des européens continentaux l'intelligence est cette capacité à comprendre, à s'adapter , outre-Atlantique le sens premier qui vient à l'esprit sera celui de l'information traitée et analysée à des fins de connaissances.

Ce terme dans la langue de Shakespeare navigue à la frontière ténue qui juxtapose l'espionnage et le savoir. La connotation criminelle que le Français serait enclin à lui prêter en est absente. Depuis la chute du mur de Berlin, l'intelligence économique défraie la chronique. Lorsque la concurrence se veut transatlantique, ici et là on ne parle que de coup fourré pour décrocher tel ou tel marché. Mais sans vouloir décevoir les aficionados de James Bond, il s'agit plus souvent de succès acquis grâce à des informations interceptées ou obtenues sur bases de sources ouvertes plutôt que suite à de l'espionnage au sens strict du terme.

Ces pratiques remontent à bien avant la chute du bloc soviétique. Aux premières heures des années '60, un courant de réflexion sur l'intelligence à visée économique se développe aux Etats-Unis. Pour en arriver aujourd'hui à la Society of Competitor Intelligence Professionnals forte de plus de 3000 membres et qui n'est que la partie émergée d'un iceberg composé de plus de 800 entreprises travaillant dans le traitement de l'information, à des fins économiques, implantées sur le territoire américain. Sans compter les nombreuses entreprises comme IBM, Motorola, McDonnell, LaRoche, Marriott… qui possèdent leur propre département de Business Intelligence, comme nous le rappelle le professeur Philippe Baumard de l'Institut d'Administration des Entreprises d'Aix-en-Provence spécialiste en la matière.

Mais la conscience professionnelle américaine va plus loin encore. Avec la création de l'Institute for National Strategic Studies, officiers, agents des services de renseignements et cadres de l'industrie se côtoient dans des cours ayant trait notamment à la guerre de l'information. Ces accointances informelles prennent une autre tournure lorsqu'elles deviennent en quelque sorte institutionnalisées. Comme l'atteste l'instauration de départements comme le National Security Council Advocacy Center, mentionné lors d'un reportage de la télévision Suisse Romande. Un lien tangible relie bel et bien la communauté du renseignement US aux entreprises. Décrit grossièrement, le cheminement comporterait quatre phases. Premièrement, la NSA transfère les informations traitées au FBI (Federal Bureau of Investigation) et à la CIA. Ces derniers, après une nouvelle évaluation, répartissent les renseignements aux services compétents du Département du Commerce. Ce dernier n'a plus qu'à décider, s'il y a lieu, d'avertir ou non les entreprises intéressées. Un contrôle politique est réalisé à différents niveaux de la chaîne. Néanmoins, lorsqu'une compagnie américaine dispose de ce type de renseignements, il demeure quasiment impossible à quiconque de retracer le cheminement menant à la source des données.

Ce type de pratique est assez récent sur le vieux continent, exception faite de la Grande-Bretagne. À la pointe du progrès, on retrouve la France avec des organismes comme l'Ecole de Guerre Economique issue d'une réflexion entamée au cours des années'80. La volonté politique dans ce sens est quant à elle beaucoup plus récente puisqu'elle ne date que 1991 avec les travaux débutés par le Commissariat général au Plan et l'appui apporté par d'Edith Cresson et Roland Dumas respectivement Ministre des Affaires Européennes et Ministre des Affaires Etrangères. Le Kosovo a quand même permis de constater que les vingt années de retard français en matière de renseignement économique s'estompent petit à petit. Sur le terrain elle dispose en effet d'Unités militaires chargées de collecter des informations sur les marchés à saisir. Les militaires collaborent avec les ministères parisiens devenus pour la circonstance des relais pour l'industrie nationale.

En ce qui concerne l'Union Européenne, elle semble minée par l'intérêt particulier. Comme le soulignait un reportage proposé l'an dernier par l'émission de France 2 Envoyé Spécial . Interrogé par les reporters, un fonctionnaire européen de nationalité française dépêché à Pristina avouait benoîtement que les informations sur de potentiels contrats de reconstruction des infrastructures kosovares en sa possession seraient transmis tout d'abord à Paris, l'Europe attendra.

Et la Belgique? De ce côté, un exemple paraît révélateur. À savoir, le débat autour de "la licence Alstom" de livraison de matériel électronique à une centrale nucléaire pakistanaise en 1999. Ce contrat, destiné à Charleroi, pesait 60 millions et fut mis en suspend par le Secrétaire d'Etat compétent. Le Pakistan, détenteur de l'arme atomique, refusait d'adhérer au Traité de non-prolifération de l'armement nucléaire et était sommé d'accepter un contrôle de ses installations par l'Agence Internationale de l'Energie atomique (AIEA).

Il ne s'agit pas ici de juger du bien-fondé ou non de cette décision mais de l'observer sous l'angle de l'intelligence économique. Selon nos sources les services de renseignement belges, Sûreté et SGR (Service Général de Renseignement de l'armée), ne furent pas consultés concernant une éventuelle reprise du contrat par une société concurrente implantée dans un pays moins scrupuleux. Et nos espions de se lamenter… Toutefois une évolution dans ce domaine serait en passe de se produire, un rapport vient en effet d'être transmis au ministère de la Justice afin de pourvoir les hommes de l'ombre Made in Belgium de capacités conforment à celles mentionnées dans la loi organique des services de renseignement promulguée en 1998. Dans les mois qui viennent des contacts devraient être entrepris entre les services de sécurité du Royaume et différentes sociétés commerciales belges afin, dans un premier temps, d'évaluer le niveau de leur sécurité et avec l'espoir, dans un second temps, d'établir une collaboration. Toutefois, pour en revenir aux diverses formulations accolées au terme intelligence, Duncan Campbell, auteur du dernier rapport sur Échelon pour le Parlement Européen, en fait table rase et déclare que toutes ces initiatives relèvent peu ou prou de l'espionnage industriel. Peut-on lui donner tort?

David face à Goliath

Comment le citoyen peut-il tirer les grandes oreilles de ceux qui épillent ses faits et gestes? Il se sent démuni et c'est bien compréhensible. Toutefois les forces du réseau Echelon constituent aussi ses faiblesses. Pour voir et entendre, il se sert de satellites. Pour traiter l'information il utilise un logiciel de tri par mots-clés.

Certains l'ont bien compris. Le terrain qu'il ont choisi pour livrer bataille est l'Internet. Le réseau tentaculaire de communication qui a glissé des mains de son créateur, le gouvernement américain, pour devenir le lieu de toutes les révoltes. Décidé sous l'impulsion de conversations entretenues sur le site hacktivism.tao.ca, le 21 octobre 1999 fut choisi pour inaugurer le "Jam Echelon day" littéralement "le jour du blocage d'Echelon". Les Hacktivistes ont convié les internautes à joindre à toutes leurs communications (fax, téléphone et bien sûr email) une liste de 50 mots inscrits dans les bases de données du réseau de surveillance globale, mots allant de "oklahoma federal bombing" à "davidian" en passant par "cocaine".

Cette journée de protestation au fort retentissement a permis une prise de conscience des dangers que font règner les écoutes internationales sur les libertés d'expression individuelles. A titre indicatif en Russie, le FSB (ex-KGB) utilise régulièrement des écoutes réalisées illégalement grâce à son système d'interception national "sorm2" à des fins judiciaires.

Une autre technique de contre, plus spécialisée, consiste à répertorier les développement des technologie et les décisions politiques mettant en danger notre sphère privée. Un réseau amateur (Heavens-Above.com) se charge par exemple de répertorier tous les lancements de satelittes tant commerciaux qu'espions et traque heure après heure leur position. Les secrets n'en sont plus vraiment.

Mais les défenseur de l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance pourraient ne pas en rester là. Certains radicaux prônent tantôt un boycott des firmes liées à la défense américaine tantôt le hacking (piratage) des sites informatiques des stations du réseau Echelon. Ne l'oublions pas, cette dernière solution transformerait le militantisme pacifique en acte illégal.

Enfin, plus proche de nous, et trop souvent négligée, l'appel à la vigilance doit être entendu par nos mandataires. Et cela pour que, loin du dépit des élus Suisse, le politique ait à sa disposition les outils permettant un contrôle strict des manœuvres de la communauté du renseignement. De plus, il y a fort à parier que cette volonté populaire poussera les politiques à s'aventurer sur un terrain qu'il jugent trop souvent glissant, attitude jusqu'à présent source de dérapages incontrôlés.

À la croisée des chemins

L'Europe est-elle totalement larguée? La réponse s'avère négative car elle possède dans son jeu de nombreux atouts majeurs. Tout d'abord la sérénité ne règne pas entre les collaborateurs du réseau Échelon. L'Australie par exemple refuse de transmettre sans contrôle le fruit de ces interceptions aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne. Cela provoque un grand mécontentement de ces derniers qui limitent dès lors leurs échanges d'informations avec Canberra. La patrie des Kangourous créé ainsi une première brèche dans la coalition. Faille dont pourrait profiter l'UE. Ensuite, la présence de pays membres de l'Union dans les méandres de l'accord Ukusa est autant une menace qu'un avantage. Si on sait que l'Angleterre, par la voix de son premier ministre Tony Blair, est écartelée entre une politique européenne de défense souveraine et la nécessité de composer avec les USA suite aux accords conclus. Reste encore à la déchirure de se produire.

Troisièmement, l'Europe a le bénéfice de la jeunesse. Elle peut structurer son dispositif afin de le rendre plus efficace que le réseau anglo-américain. Par exemple, grâce à une répartition bien pensée des tâches d'interception et d'analyse. Chaque Etat membre bénéficie en effet d'une expertise propre, notamment suite aux contacts entretenus avec ses anciennes colonies.

De plus, même si les moyens financiers à sa disposition sont nettement inférieurs à ceux qui sont offerts à la NSA, la technologie européenne est à la pointe du progrès. Pas plus tard que la semaine dernière, le logiciel de cryptage de données "Rijndael" créé deux chercheurs belges de l'université catholique de Louvain et de la société Proton World devenait le nouveau standard mondial choisit par le gouvernement américain. Les deux chercheurs étaient en compétition avec des firmes US aussi prestigieuses qu'IBM ou NTT.

Enfin, le citoyen a des moyens d'action à sa disposition et à sa mesure (lire l'encadré "David face à Goliath"). La vigilance et la pression politique se doivent d'être ses armes dans ce combat sournois. Le challenge a relever n'est pas mince, il faut se faire entendre à défaut de se laisser écouter…
Dès lors, pour l'Europe mais plus encore pour l'européen, au-delà du débat éthique et des appels à la réaction, il convient d'observer l'effet révélateur de ce réseau. Révélateur de notre culture, Échelon pose un défi à la créativité mais aussi à la foi en nos ressources loin de la contemplation béate engendrée par la l'incessante course technologique US.

Source: Suspycion (avril 2001)