Les nouvelles voies de l'intox

L'espionnage industriel classique n'est plus de mise. La guerre se joue désormais sur le terrain de l'information

Sur un vol, en classe affaires, le directeur du marketing de DHL, entreprise de messagerie internationale, entend parler son voisin et conclut qu'il est cadre chez son concurrent, Federal Express. Ce dernier s'absentant, il jette un œil sur son ordinateur portable, imprudemment ouvert et allumé, et y découvre la version exhaustive des projets logistiques de DHL ...qu'il a lui même rédigée il y a peu. Cette anecdote, parabole d'un monde orwellien où tout le monde surveille tout le monde, circule dans les milieux de la sécurité d'entreprise... et irrite au plus haut point les experts en intelligence économique.

«C'est l'éternelle tarte à la crème du vol de disquettes», déplore, lassé, l'un d'eux: «L'espionnage, la protection contre le patrimoine matériel de l'entreprise existent, mais ils sont la préhistoire de l'intelligence économique.» «N'en déplaise aux amateurs de sensationnel, l'espionnage industriel ne représente plus qu'une part marginale des pratiques concurrentielles», confirme Laurent Hassid, du cabinet Intelco. Bien sûr, les tentatives de débauchage, les vols de disques durs et autres collectes d'informations dans les poubelles se pratiquent toujours. Bien sûr, un employé aigri sera toujours susceptible de livrer tout un savoir-faire à la concurrence. Mais l'intelligence économique s'est mise à la page. La maîtrise des informations est devenue la première des richesses des entreprises et son image, la cible prioritaire des concurrents. «Le lobbying, la désinformation, tout ce qui touche à la manipulation de l'opinion s'est considérablement développé», atteste Christian Harbulot, directeur de l'Ecole de guerre économique.

Nouvelle stratégie

Aux Etats-Unis, on appelle «perception management» cette communication très étudiée, destinée à influencer certaines cibles, à dissimuler ou mettre en avant des informations stratégiques. Une science de l'argumentaire qui peut aussi prendre une forme plus hostile. Exemple : l'attaque dont a été victime une enseigne connue de chocolat en 1997. «Un concurrent répand la rumeur que le chiffre d'affaires de la société est en chute libre et qu'une vague de licenciements se profile», raconte Christian Harbulot. Inquiétudes des fournisseurs et des clients. L'entreprise doit publier ses comptes de toute urgence pour démentir. A plus grande échelle, il se dit chez plusieurs experts que l'incarcération de Didier Pineau-Valencienne en Belgique, il y a quelques années, aurait pu être un peu «accélérée par des intérêts américains», au moment où les projets de Schneider gênaient General Electric aux entournures. «Il aura suffi de fournir à la justice les dossiers compromettants», suggère un spécialiste. L'Internet constitue désormais une plate-forme ad hoc, permettant une diffusion illimitée et potentiellement ciblée via les forums de discussions ou les sites boursiers. Egideria, officine parisienne, est fréquemment sollicitée pour étudier l'image des sociétés sur Internet ou sourcer des campagnes de désinformation ourdies sur la Toile.

En France, la prise de conscience du nouvel enjeu de l'information dans l'intelligence économique remonte à 1994 et au rapport Martre, du nom de l'ancien patron de l'Aérospatiale. «Pour la première fois, on essayait de comprendre comment le Japon ou les Etats-Unis avaient su se développer par la maîtrise de l'information», explique un des ses auteurs. Par exemple, comment les Américains ont remporté il y a plusieurs années le marché de l'Europe de l'Est de l'alimentation animale à base de soja, en convainquant tout le monde que le lupin, fourrage traditionnel, était impropre à la consommation du bétail.

Menaces plus pointues

Onde de choc supplémentaire : la publication du rapport Martre a coïncidé avec la déclaration de Bill Clinton qui faisait de l'intelligence économique le chantier prioritaire de l'économie nationale. «Depuis, les choses ont un peu bougé en France», affirme un membre de la DST. Quelques groupes se sont mis à la page. Vivendi s'est doté il y a peu d'une cellule d'analyse et de prospective, confiée à un juge antiterroriste du parquet de Paris. Les géants de la sécurité, comme l'américain Kroll, ont intégré cette dimension stratégique. Surtout, la fonction du responsable de sécurité est appelée à évoluer. Depuis cinq ans, plusieurs instituts se sont mis en place pour adapter les profils aux nouvelles exigences. A l'Ierse (Institut d'études et de recherche sur la sécurité des entreprises), on forme les futurs cadres à la protection du patrimoine matériel, mais aussi à la communication et à la psychologie de l'image. «C'est un métier qui se conceptualise lentement, explique David Mostacchi, ancien élève de l'institut, aujourd'hui employé à la sûreté de la SNCF. Les menaces sont de plus en plus pointues, multiformes, il ne suffit plus aujourd'hui de transformer son entreprise en bunker.»«On a longtemps cru que les ex-fonctionnaires de la police ou de la gendarmerie suffisaient, aujourd'hui, ce dont on a besoin, c'est un type qui connaisse les produits, un technicien qui aie une vue globale de l'entreprise et de la concurrence», affirme Charles de Mauduit du Plessis, ancien chef de la sécurité chez AXA et secrétaire général de l'Ierse. 

Des compétences qui se retrouvent chez les risk managers américains. «Ils examinent tous les facteurs de risques, présents et à venir, explique Laurent Hassid. Par exemple, les retombées d'un chantier sur les riverains, les possibles manifestations d'associations, l'hypothèse d'un raté dans un projet etc.» Pour Charles de Mauduit du Plessis, un «modèle d'intervention en matière de sécurité» a ainsi été cette année la réaction d'EDF à la tempête et l'orchestration de la couverture médiatique. On est loin de la lutte contre les intrus ou même les pirates informatiques. «L'avenir des responsables de sécurité se trouve au contact des DRH, des directeurs de marketing», dit un ancien de la DGSE, reconverti dans le renseignement d'entreprise. 

Enfin, l'informatique viendra bientôt en appoint. Thomson CSF développe actuellement un logiciel destiné à la protection de l'entreprise. «Perelman» est un programme «d'aide à la persuasion», chargé de produire des argumentations pour convaincre marchés et investisseurs. Des variantes plus spécialisées sont également à l'étude, comme «Wittgenstein», un programme de détection de la désinformation ou «Schopenhauer», qui aidera à la réfutation d'arguments des concurrents.

Tout cela n'est pas gratuit : le cabinet britannique MIG a évalué en 1998 les dépenses de sécurité des multinationales, à environ 10 milliards de francs. Un marché en soi....

Source: Libération(06/07/2000)