La circulation de l'information dans l'entreprise

 

 

Quand les documentalistes se mettent à la page

En vingt ans, les documentalistes sont passés des ciseaux et du pot de colle au tout-numérique. Si la version cyber du métier ne fait pas encore un tabac, le changement est amorcé.

Dans la salle blafarde, 18 postes informatiques, des boîtes de logiciels, quelques manuels et neuf femmes qui s'affairent sur leur clavier. Une salle de cours d'informatique ? Non, nous sommes au centre de documentation d'Indosuez, la banque d'affaires du Crédit agricole, à la Défense. Envolés les dizaines de journaux à découper et les kilomètres de rayonnages. Les ouvrages tiennent sur une étagère à peine. Et pour cause ! Ces documentalistes ont été les premières en 1993 à abandonner le papier pour le tout-numérique. « Cela n'a pas été facile, reconnaît Sylviane Meziab, 49 ans, devenue de fait cyberdocumentaliste. Il a fallu renoncer à nos dossiers patiemment construits. Mais nous y sommes arrivées. Aujourd'hui, nous traitons 95 % des demandes par l'Internet. »

Les documentalistes se seraient-ils mis à la page ? Considérés à l'heure des autoroutes de l'information comme un centre de coût inutile, ils ont dû revoir leur façon de travailler. Chez Atofina, la branche chimie de TotalFinaElf, 14 services ad hoc ont été mis en place. « Il fallait réduire les coûts et rationaliser le temps que nous passions à faire des photocopies ou à répondre dix fois à la même question », explique Elisabeth Gayon, la responsable du département. Les 72 000 salariés ont aujourd'hui directement accès à la revue de presse spécialisée du groupe. Ils peuvent consulter les rapports annuels des sociétés concurrentes ou commander par e-mail l'un des 4 000 ouvrages référencés.

Avec l'Internet est née une nouvelle « race » de professionnels, les cyberdocumentalistes ou documentalistes du Web. Ces oiseaux-là, ayant troqué ciseaux contre souris, ont eu du mal à se glisser dans l'habit un peu vieillot, lunettes et petit chignon, de la profession ! Il a donc fallu faire du neuf avec du vieux : l'Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés, l'ADBS, l'organisme professionnel créé en 1963, est devenue, il y a six ans, l'Association des professionnels de l'information et de la documentation... Et les écoles ont relooké leurs programmes pour s'adapter à une version cyber du métier, qui n'a plus grand-chose à voir avec un quelconque art du découpage.

Dans les années 80, être documentaliste signifiait en effet découper, coller, classer et emmagasiner. Aujourd'hui, les « professionnels de l'information » (c'est comme cela que s'appellent dorénavant les intéressés) recherchent, sélectionnent, stockent et diffusent. « Le problème n'est plus le manque d'informations, témoigne Pierre Boumendil, 27 ans, cyberdocumentaliste depuis un an chez Voilà, le site portail de France Télécom, mais le trop-plein. Notre rôle est désormais de séparer l'ivraie du bon grain. »

Selon l'institut d'études Forrester Research, un site portail américain contient en moyenne 340 millions de pages. Cela génère une masse d'informations considérable. « Plus que jamais, les sociétés ont donc besoin de professionnels capables de les aider à gérer et organiser ce flux », estime Philippe Plazanet, au Crédit agricole Indosuez.

Avec l'environnement ultraconcurrentiel actuel, détenir les bonnes informations au bon moment et au moindre coût est devenu essentiel. « De caisses enregistreuses, les documentalistes sont revenus au coeur du processus décisionnel, affirme Florence Wilhelm, présidente de l'ADBS. Ils sont sortis de leur pré carré pour se mettre au service des directions opérationnelles. » Sylviane Meziab confirme : « Nous devons être capables de trouver dans n'importe quel article le passage important ou le chiffre qui répond à la question de l'utilisateur. »

Cette revalorisation n'a toutefois pas gommé les plaintes des documentalistes. « C'est le coup de feu permanent. La tendance est à nous en demander toujours plus, toujours plus vite. C'est usant », assure l'une d'elles. En interface directe avec l'interlocuteur, le travail est aussi plus stressant. Avant, il était quasiment impossible de savoir si un site public polonais ou un cabinet conseil avait publié un rapport sur la corruption. « Aujourd'hui, notre espace de travail est infini. On n'est jamais sûr de ne pas avoir oublié quelque chose, lance Benoît Bréard, 39 ans, responsable de la documentation chez Shearman & Sterling, cabinet d'avocats spécialisé dans les fusions-acquisitions. Nos interlocuteurs savent ou ont l'impression que, par l'Internet, on peut tout savoir. Il faut donc se tenir très au courant. Sinon, on est vite considéré comme incompétent. »

Les documentalistes ont aussi dû apprendre à jongler avec les susceptibilités. Au Crédit agricole Indosuez, ils ont même dû instaurer des réunions d'utilisateurs mécontents. « Nous avons essuyé les plâtres, rappelle Sylviane Meziab. Beaucoup de salariés ont eu le sentiment qu'on s'immisçait dans leur travail, qu'on les dépossédait de leur pouvoir. » Car cyberdocumentation implique nettoyage pour tous des étagères. Au diable les paperasses inutiles qui encombrent les mètres carrés. Les employés conservateurs n'ont plus leurs trois gros cartons pour briller auprès de leur chef !

L'arrivée des hommes

Ces évolutions ont revigoré la profession. En quelques années, le marché des documentalistes s'est requinqué. Emanant de tous les secteurs (entreprises, cabinets de consultants ou d'avocats, administrations...), les offres d'emploi enregistrées à l'ADBS ne cessent d'augmenter : de 152 en 1997, elles sont passées à 379 en 2000. L'EBD, l'école des bibliothécaires et documentalistes, affirme recevoir 500 offres d'emploi pour 40 étudiants. Et ce n'est pas fini. « La France a accumulé un gros retard, les entreprises n'ont pas encore toutes pris conscience de l'importance stratégique des documentalistes, assure Martine Prévôt-Hubert, responsable du DESS gestion de l'information à Sciences po. La profession va donc connaître un développement considérable. »

Le recrutement est cependant difficile. Ravies d'avoir sous la main des salariés compétents qui leur font gagner du temps et de l'espace, les entreprises veulent le mouton à cinq pattes : un homme ou une femme-orchestre, à la fois analyste, chercheur, médiateur et diplomate, mi-webmestre, mi-knowledge manager, capable de se débrouiller avec un terminal d'ordinateur et doué d'un certain sens du service. Le tout pour un salaire dérisoire (150 000 F par an en moyenne). Les évolutions de carrière ne sont guère plus folichonnes, même si une revalorisation est en cours dans le prolongement du knowledge management et de l'intelligence économique.

Les jeunes ne se bousculent donc pas. Le métier a beau devenir cyber, son image ne s'améliore pas pour autant. « Les documentalistes souffrent toujours d'un double complexe d'infériorité et de supériorité », constate Véronique Mesguich, documentaliste au pôle universitaire Léonard-de-Vinci. Preuve toutefois que le changement est amorcé : le métier attire de plus en plus d'hommes. C'est un signe qui ne trompe pas !

Chiffres

D'après une enquête réalisée par l'ADBS en janvier-février, il y aurait environ 30 000 professionnels de la documentation en France. 15 000 travailleraient dans un centre de documentation d'entreprise ou d'administration, 9 000 dans un CDI de collège ou lycée. Ces professionnels sont des femmes à 88 %. Ils gagnent en moyenne 152 700 francs net par an, les diplômés de l'INTD et les titulaires de DESS (notamment celui de l'IEP de Paris) étant les mieux payés. Ils sont titulaires pour 70 % d'entre eux d'un troisième cycle. Chaque année, le nombre de diplômés correspond au nombre de postes à pourvoir (environ 1 000 par an).

Source: Le Point (26/10/2001)

 

Chasse à l'info en entreprise

Les informations stratégiques doivent irriguer l'entreprise tout en restant confidentielles.

Aussi sophistiqué soit-il, un logiciel de veille n'est pas, à lui seul, gage d'une bonne pratique de l'intelligence économique. Marc Noël, PDG du cabinet de conseil Parker Williborg, souligne ainsi que « l'efficacité de la veille est dépendante de l'organisation qui va supporter l'interprétation et la communication des informations aux utilisateurs ». Comme le rappelle Carlo Revelli, l'un des fondateurs de Cybion, un portail spécialisé dans l'intelligence économique : « Sans compétence métier capable de hiérarchiser et d'interpréter les données, une application de veille stratégique court à l'échec. » La parole reste donc aux hommes de l'entreprise.

Paranoïa

Historiquement, les entreprises ont confié, à des cellules très centralisées, la collecte d'informations sur la concurrence ou les tendances du marché. Celles-ci les rapportaient à leurs directions générales, dans un climat de paranoïa aigu ! « Elles avaient en tête l'exemple du renseignement militaire », affirme Frédéric Datchary, consultant chez Arisem, éditeur de moteurs de recherche. « Aujourd'hui, ces modèles peuvent se révéler contre-productifs », indique ce responsable de la gestion documentaire d'un grand compte. En effet, la mise à plat des structures hiérarchiques pyramidales, la complexité des métiers et l'autonomie accordée à certaines équipes (R&D, notamment) s'accommodent mieux de modèles « semi-ouverts ». Un autre élément en faveur d'une organisation plus ouverte : la vitesse de circulation de l'information, le « time-to-market », est devenue, pour les opérateurs de secteurs en proie à une recomposition permanente (informatique, biotechnologies), un critère aussi important que le contenu de l'information. Il ne suffit donc pas de savoir, il est impératif de savoir avant ses concurrents.

Informations stratégiques

Dans des modèles d'organisation adaptés, relativement ouverts, des micro-communautés d'utilisateurs définissent leurs besoins en matière d'information. Ceux-ci sont pris en compte par des correspondants spécialisés placés à des points stratégiques du circuit de diffusion de l'information dans l'entreprise. Ces correspondants, salariés sortis du rang, sont les mieux à même d'apprécier la qualité des informations collectées lors de la veille. Ils font donc office de modérateurs et d'administrateurs du flux d'informations stratégiques.

Pour autant, il n'est pas question de transformer l'entreprise en maison de verre. « Il y a des questions de confidentialité à gérer. Toutes les informations collectées à l'extérieur ne peuvent être exploitées en mode partagé. Parfois, certaines requêtes effectuées par les membres d'une équipe risquent de renseigner la communauté des utilisateurs sur la nature d'un projet ultra-confidentiel », explique un spécialiste du domaine.

Attention, enfin, à ne pas confondre les différents niveaux de veille : « La véritable veille stratégique est un processus qui vise à éclairer les décideurs dans leurs prises de décisions. Il ne faut pas la confondre avec la simple diffusion ou le partage d'informations supposées à valeur ajoutée », affirme Josette Bruffaert-Thomas, directrice générale de Competitive Intelligence Management.

Source: La Tribune (28/02/2001)

 

L'intelligence économique, des archives au mirador... 

L'information revêt désormais une importance stratégique pour les entreprises. Qui, afin d'améliorer leurs positions, doivent apprendre à la collecter, l'exploiter, la diffuser et la protéger. Guide d'une nouvelle pratique.

L'intelligence économique est entrée dans le vocabulaire français avec deux handicaps. D'abord, l'appellation traduit mal ce que recouvre l'expression anglaise « business » ou « competitive intelligence ». Ensuite, souvent assimilée à l'espionnage industriel ou à la pratique policière du renseignement, elle suscite la méfiance des chefs d'entreprise. 

Dommage, car, comme le soulignait le rapport du Commissariat général du Plan, publié en 1994 , plusieurs pays en ont déjà fait le moteur stratégique de leur développement et de leurs succès commerciaux et que, hormis dans les secteurs les plus en pointe comme l'aéronautique, les télécommunications ou l'énergie, la France accuse un retard inquiétant dans ce domaine. 

Veille technologique 

Dans un contexte fortement concurrentiel, l'intelligence économique aide les entreprises à être mieux armées dans la nouvelle guerre qui fait rage : la guerre commerciale. Cette pratique leur permet de mieux connaître l'état des recherches scientifiques dans leur secteur, les activités de leurs concurrents ou les nouveaux débouchés potentiels. « Cette surveillance de certains thèmes stratégiques sert à prendre la meilleure décision possible », explique Bruno Martinet , directeur de l'information technique aux Ciments Français et président de SCIP France (Society of Competitive Intelligence Professionals). « Elle permet de répondre à des questions sur l'activité d'un concurrent ou sur l'information disponible dans un domaine précis. » 

L'intelligence économique consiste à rechercher, récolter, traiter, distribuer et protéger l'information. En ce sens, elle couvre un territoire plus vaste que la veille technologique. Car, si elle s'appuie d'abord sur les 80 ou 90 % de l'information existante, dite « informations ouvertes », par le biais de bases de données, de publications, etc., elle englobe aussi l'information « molle » ou « grise », détectée au hasard d'un colloque, transmise verbalement par un informateur ou obtenue en croisant des informations qui n'ont a priori rien à voir. 

Documentaliste et « militaire »

Les volumes d'informations disponibles donnent le vertige, charge donc à chacun de savoir ce qu'il cherche avant d'entrer dans le labyrinthe des sources d'information. L'informatique apporte une aide utile pour accéder ou traiter certaines sources, analyser puis partager l'information, « mais elle restera une aide mineure, car un bon informateur remplace toutes les bases de données du monde », affirme Bruno Martinet. 

Le métier d'intelligence économique est aujourd'hui assuré par trois catégories de personnes. Certains documentalistes de grandes entreprises se sont reconvertis à cette nouvelle pratique ; d'autres y sont venus par leur connaissance du métier et des réseaux de l'entreprise ; enfin, quelques-uns y exploitent les méthodes et les réseaux qu'ils connaissaient lorsqu'ils étaient dans le renseignement militaire. 

En France, Bruno Martinet estime que 1.500 personnes pratiquent l'intelligence économique. Créée en 1992, SCIP France regroupe 150 membres représentant une centaine d'entreprises. Rien à voir avec les 2.500 membres de la première SCIP, créée aux Etats-Unis en 1986. Avec ses homologues, SCIP travaille aujourd'hui à élaborer une déontologie et espère débarrasser ses membres de l'image sulfureuse qui est la leur auprès des chefs d'entreprise.   

Source: La Tribune (27/03/1995)