L' Intelligence Economique

 

Les acteurs qui recherchent et traitent l'information vitale pour les entreprises

Des agents secrets pour combattre la concurrence

L'intelligence économique, dont le concept est né au début des années 90, appartient désormais aux outils de management de toutes les entreprises. Selon une enquête menée par le professeur de gestion Frank Bournois, 92,1 % des firmes de plus de 200 salariés disposent d'un groupe de travail " intelligence économique ". Dans 49,1 %, il se réunit au moins tous les mois (1) afin d'organiser " des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l'information utile (...) dans les meilleures conditions de qualité, de délai et de coût " (2). Ces comités traitent de l'aspect offensif (veille informationnelle, logiciels de recherche, investigation) ou défensif (sûreté). Total Fina Elf vient de réorganiser son service et d'en confier la direction à un ingénieur. Les entreprises font appel à des prestataires extérieurs, associations professionnelles, centres de recherche des universités, chambres de commerce et d'industrie, Agence pour la diffusion de l'information technologique (Adit) ou " services spécialisés de l'Etat ". Les consultants et bureaux d'études, eux, se sont multipliés. Les entreprises se tournent volontiers vers eux : seules les associations professionnelles obtiennent une meilleure part de marché avec 28,5 %. Ce monde des consultants est composé d'une myriade de petites structures. On est loin de la clarté affichée de l'offre anglo-saxonne, structurée autour de géants que sont les américains Pinkerton, Kroll et Decision Strategy Fairfax Group ou du britannique Control Risks Group. En France, au contraire, l'opacité règne, générée par la culture des praticiens, souvent issus des " services " ou de la police. Les responsables d'entreprise ne s'y retrouvent pas. Conséquence, " alors que les besoins des entreprises sont considérables, l'offre nationale reste d'une qualité bien moyenne ", souligne le responsable de l'intelligence économique d'une grande entreprise française. Il fallait donc décrypter ce monde protéiforme. La Tribune s'est lancé dans une visite des principaux cabinets français qui se trouvent depuis peu à la croisée des chemins.

1. Enquête menée auprès de 1.199 entreprises représentant 25 % de la population active du secteur privé. Source : Frank Bournois et Pierre Jacquelin Romani, l'intelligence économique et stratégique dans les entreprises françaises, IHEDN, Economica, 2000.

2. Définition de l'intelligence économique selon le rapport Martre (1994).

L'intelligence high-tech, en version européenne

Le cabinet Salamandre, qui mêle hommes d'entreprise et " services ", s'impose dans l'intelligence économique high-tech.

Sorbas von Coester est allemand. Ce descendant de huguenot est aussi ancien élève de Polytechnique, entré par le concours réservé aux étudiants français. Il a ensuite obtenu un diplôme de troisième cycle en économie à l'Ecole normale supérieure et un doctorat à la London School of Economics. A trente ans, après un passage par le cabinet de conseil Rexcode, il fonde, en 1997, Salamandre, avec Pierre Sellier, ancien de HEC, et le général Pierre Mermet, ancien directeur de la DGSE. Ce cabinet d'intelligence stratégique tente une synthèse astucieuse entre les hommes de l'entreprise et ceux des " services ". Aux associés susnommés se sont adjoints Jacques Genthail, ancien directeur central de la police judiciaire, et Antoine Boulin, autre polytechnicien et ancien patron de la firme de haute technologie Morpho System, ainsi que Claude Bardon, ancien directeur des renseignements généraux à la préfecture de police de Paris, et Peter Taubert, consultant installé outre-Rhin.

Salamandre a installé des bureaux à Bruxelles, Bonn et Zurich, avec des correspondants à Londres, Tel Aviv, Johannesburg, Boston, en Amérique latine et en Asie. Ces hommes, venus de l'entreprise, des " services spécialisés de l'Etat " ou de la police réussissent jusqu'à présent la synthèse idéale qui pourrait répondre aux besoins des entreprises. Mais il l'ont réussie en considérant l'intelligence économique sous un angle résolument européen " continentaux ", précise Salamandre et en traitant des domaines liés à l'industrie de haute technologie. " En créant des synergies entre administration, entreprises et universités, nous travaillons sur des dossiers où les intérêts de souveraineté européenne sont en cause ", indique Sorbas von Coester. Leur jeune palmarès est déjà bien riche. Salamandre met en évidence la tactique des entreprises américaines pour tourner la convention OCDE sur la corruption. Le cabinet décortique, pour le Parlement européen, le volet technologique du réseau d'écoute mondial Echellon. Il est aussi à l'initiative du projet d'un pôle d'excellence de la sécurité informatique européenne qui devrait naître, un jour, à Lyon.

Toutefois, Salamandre et ses distingués associés n'hésitent pas à mettre les mains dans le cambouis. " Nous traitons souvent des missions tactiques dans l'industrie de la haute technologie, et notamment de la cryptographie ", explique M. von Coester, notamment des opérations fondées sur " l'activation de réseaux humains de confiance, des actions d'influence et l'identification des hommes clés de l'entreprise ", comme l'indique un document interne de l'entreprise. Salamandre, expert de contre-désinformation, a ainsi participé à une violente bataille autour de la vente de technologies d'observation du futur. Cet exemple prouverait-il que de petites structures très spécialisées, mêlant hommes de l'entreprise et anciens des " services ", pourraient acquérir crédibilité et longévité ?

Un rêve de courte durée

Miallot et associés, premier cabinet français d'intelligence économique, s'était allié au groupe d'audit et de conseil Mazars. L'accord n'a pas duré un an.

En ce début juin, un rêve disparaît : celui d'un pôle puissant d'intelligence économique adossé à un important cabinet de conseil et d'audit. Miallot, principal cabinet d'intelligence économique français, s'était associé à Mazars, l'un des grands de l'audit, par le biais de sa filiale conseil Eurogroup. L'aventure aura durée une seule petite année. " Miallot et nous sommes désormais des entités indépendantes. En un mot, nous nous séparons ", indique Francis Rousseau, le patron d'Eurogroup, le 29 juin 2001. Pourtant, l'idée d'une alliance entre conseil, audit et intelligence économique, afin d'offrir un service global de management, depuis la gestion juridique et le management jusqu'aux investigations les plus complexes, était plutôt excellente. Tellement séduisante que les big four, les grands cabinets d'audit anglo-saxons, s'engagent résolument dans cette voie. Deloitte-Touche-Tohmatsu viennent de recruter un ancien responsable du britannique Control Risks Group, un des grands de l'intelligence économique tandis que PriceWaterhouseCoopers recrute des anciens de Kroll.

Comment se fait-il que l'alliance Mazars-Miallot ait échoué ? La réponse se trouve en partie dans l'histoire du cabinet. Pierre Miallot est un militaire, un ancien des Commandos de recherche et d'action en profondeur (CRAP), unité d'élite très discrète, bras armé des services secrets. Après quelques années d'aventure, il quitte l'uniforme, passe un diplôme de gestion au département de formation continue de l'Essec. Et, en 1990, il fonde son cabinet d'intelligence économique. Rapidement, l'entreprise se développe, atteint une taille conséquente, parvient au premier rang du secteur et se structure. " Notre offre comprend la gestion des menaces, l'analyse et la cartographie de l'environnement hostile, celle de l'information et des rumeurs et des études sociétales. Nous sommes organisés en trois pôles : banque et assurance, service et industrie ", indique Xavier Guilhou, vice-président exécutif de Miallot et associés. Avec ses 25 consultants, le cabinet fut un temps assez puissant et fiable pour participer à de féroces batailles financières. C'est alors que l'idée de l'alliance avec un groupe de conseil naît. L'affaire se déroule en deux étapes. Dès 1997, Eurogroup devient le pôle conseil du cabinet d'audit juridique Mazars. L'ensemble devient leader sur le marché français, big four exceptés. C'est en 2000, Maillot et associés rejoint le groupe.

Mais, très rapidement, l'aventure tourne mal, sur fond de discorde entre Eurogroup et Mazars. Ce sont d'abord les pertes qui s'accumulent. On évoque un chiffre de plus de trois millions de francs pour un CA dépassant la vingtaine de millions. Certains clients, qui " croisent " systématiquement les informations en provenance d'un cabinet par d'autres sources, se montrent en effet très sévères sur la qualité des prestations de l'entreprise.

Mais la véritable raison de la séparation réside surtout dans la place que peut occuper un cabinet d'intelligence économique dans un groupe de conseil. " Plutôt que de créer une structure ad hoc, nous voulons, à l'avenir, que l'outil intelligence économique se diffuse dans toutes les unités du groupe ", souligne Francis Rousseau. Il souhaite éviter ce qui constitue la plaie de l'intelligence économique à la française : son traitement par des anciens de l'armée, de la police ou des " services ", dont les préoccupations sont bien éloignées des besoins exprimés par les entreprises. Il suffit d'entendre les discours martiaux de jeunes consultants de Miallot lors d'un symposium organisé par l'école de guerre économique pour comprendre le fossé qui les sépare d'entreprises aujourd'hui mondialisées. Ainsi, une filiale spécialisée en intelligence économique fonctionnant en circuit fermé ne pourrait fournir les prestations exigées par les clients d'un cabinet de conseil. Ce recrutement homogène explique en partie la faiblesse de l'offre française en matière d'intelligence économique. Chez Miallot-Eurogroup-Mazars, la fertilisation croisée échoue. Serait-elle possible au sein d'un groupe indépendant d'intelligence économique ?

L'avenir incertain d'un cabinet indépendant

Atlantic intelligence, numéro deux du secteur, tente de nouer de multiples partenariats pour atteindre une taille critique. Mais la plupart échouent.

Il s'est lancé. Vite et fort. Philippe Legorjus, ancien commandant du GIGN, à peine l'uniforme ôté, crée en 1993 une entreprise de sécurité avec un partenaire de poids : la Compagnie Générale des Eaux, encore dirigée par Guy Dejouany. Las, Jean-Marie Messier, dès son arrivée, dénonce l'accord. Philippe Legorjus se retrouve seul. Pas pour très longtemps. Il trouve deux actionnaires importants, dont le groupe Fleury-Michon, et repositionne son entreprise. Il propose désormais une offre globale de services d'intelligence économique. Cette stratégie se révèle payante : en quelques années, Atlantic intelligence bondit au deuxième rang du secteur.

L'ambition de Philippe Legorjus semble claire : rejoindre les grands cabinets anglo-saxons, et notamment le modèle absolu que représente Control Risks Group (CRG). Ce groupe britannique fait fantasmer bien des patrons de l'intelligence économique français. Fondée il y a 25 ans par d'anciens SAS, militaires d'élite de Sa Très Gracieuse Majesté, cette firme débute dans la protection d'expatriés, avant de proposer une offre globale de services depuis la fourniture d'informations jusqu'aux enquêtes en passant par le contre-espionnage et la lutte contre la cybercriminalité. Avec ses bureaux dans une cinquantaine de pays, son site web qui donne des informations sur toutes les régions de la planète, sa remarquable discrétion, son partenariat avec les Lloyds qui lui assure les moyens de son développement, CRG est devenu le modèle de référence absolu du cabinet d'intelligence économique globale.

Comme CRG, Philippe Legorjus a commencé par remplir des missions de sécurité. Il s'en est vite affranchi. " Avec 20 consultants, nous avons deux métiers : la gestion de risque et la sûreté en France et dans les pays à risque, d'une part, et, d'autre part, la gestion de l'information et les outils de veille et de surveillance des cyberactivistes ", indique-t-il. Son groupe est aujourd'hui structuré en 5 branches : ingénierie de la sûreté, intelligence économique, gestion et concurrence, veille stratégique et lobbying. Il produit aussi de nombreux logiciels de veille et de recherche généraliste comme Periclès, ou spécialisés dans l'agroalimentaire comme le moteur de veille Alertia ou le méta-moteur Agrofinder. A côté de cette activité " ouverte ", Atlantic intelligence ne s'interdit pas des incursions dans des zones plus sombre et de mener des " investigations pour répondre aux interrogations ponctuelles sur tel concurrent ou acteurs du marché ", comme l'indique sa brochure ou à " intercepter " des documents confidentiels d'un organisme professionnel, comme l'a signalé Philippe Darantière, un des consultants d'Atlantic intelligence, lors d'une conférence.

Déjà bien installé dans la profession, Philippe Legorjus est très entreprenant. Il déborde de projets. " Nous voulons nous développer en France et dans le monde ", insiste-t-il. Déjà présent en Birmanie et au Maroc, il veut créer des bureaux en Amérique latine et en Russie. " Notre chiffre d'affaires 2000 s'élève à 24 millions de francs. Nous voulons atteindre 40 millions en 2001 et 70-80 millions dans deux ans ", s'enthousiasme-t-il. Il projette des " partenariats " dans toutes les directions. Le dernier en date : un accord avec Startem, cabinet créé par le général Jean-Bernard Pinatel, ancien patron du Service d'information des armées lors de la guerre du Golfe, aujourd'hui au cinquième rang du secteur. Mais sa lettre d'information de mai 2001 annonce l'échec de cet accord. Il veut s'introduire en Bourse, au second marché. " Le Monde du Renseignement ", lettre d'information spécialisée bien informée, note cruellement : " Les projets de Philippe Legorjus visant à créer un vaste pôle dédié à l'intelligence et à la sûreté économique introduit en Bourse [n'ont] pas dépassé le temps d'un hiver ". Aujourd'hui, il prévoit un accord avec un " grand de l'assurance " pour septembre. Nul ne prévoit le devenir de cette nouvelle annonce.

Serait-il victime de la malédiction des cabinets français qui se révèlent incapables d'attirer des profils autres que ceux, traditionnels, de militaires ou policiers retraités. Control Risks Group, lui, attire d'anciens universitaires, d'ex-superviseurs d'investissements japonais en Sibérie ou des journalistes vétérans spécialistes de la Mafia. Faute d'une arrivée d'air frais, le monde de l'intelligence économique fonctionne en circuit fermé avec ses vieilles amitiés et ses vieux contentieux, obérant toute possibilité que soit créé un groupe puissant et multiservices de taille mondiale dont les entreprises ont besoin et repoussant tout partenaire financier capable de fonder un développement durable. La solution viendrait-elle alors d'un mélange réussi entre hommes d'entreprise et spécialistes de l'information ?

 

Les méthodes pour décrypter une foultitude d'informations en accès libre

Des méthodes plus professionnelles

Pour former Business Intelligence Advisory Council, son conseil d'intelligence économique afin de piloter son avenir, Microsoft a sélectionné 30 cabinets d'intelligence économique. Parmi eux, le puissant cabinet d'origine canadienne DMR, appartenant désormais à la " famille " Fujtsu. Lui incombe de rassembler " l'information sur les consommateurs et les partenaires commerciaux ". D'autres devront s'occuper de la veille technologique, du repérage des hommes clés dans les entreprises concurrentes ou de l'étude des comportements des consommateurs sur le Web. Désormais, l'intelligence économique est de plus en plus professionnelle. Comme Microsoft, les entreprises les plus performantes s'entourent d'une multitude de structures spécialisées. " Ils sont parfois concurrents. Cela nous permet de vérifier les données qu'ils nous fournissent en croisant les sources ", indique le responsable de l'intelligence économique d'une grande entreprise française. Ces cabinets traitent l'information. Elle se présente gratuite, certes. Mais en masses considérables. Tous le talent des hommes de l'intelligence économique consiste à trouver les méthodes permettant de la traiter pour l'adapter aux besoins des utilisateurs. Cela peut passer par l'utilisation d'intranets pour rendre l'information accessible rapidement et complètement. Cela peut aussi demander aux spécialistes de trouver des méthodes nouvelles pour anticiper des événements imprévisibles. Cela prend aussi la forme de mission d'espionnage permettant de compléter, d'éclairer et de donner un sens à une information fragmentaire. Une chaîne de production se crée ainsi qui va de l'information brute aux renseignements les plus sensibles au service des décisions de l'entreprise. Les spécialistes de l'intelligence économique doivent aussi prêter attention à la mise en forme de leur production. Car désormais, ces cabinets ne s'adressent plus seulement aux directions générales, mais aux cadres opérationnels, aux patrons de filiales ou de divisions.

Un travail de fourmi dans un monde très brut

Matière première de l'intelligence économique, l'information est traitée de manière à coller au plus près aux besoins des responsables d'entreprise.

L'information, matière première de l'intelligence économique, est disponible librement à qui souhaite la recueillir. Il convient simplement de la traiter ", souligne Martine Gazeau, dirigeante de Sésame, un cabinet de veille. Pour lancer une recherche, détecter les faiblesses d'un concurrent ou ses points forts, la recherche des renseignements reste le premier acte d'un spécialiste de l'intelligence économique. Cependant, très vite, son souci véritable consiste à ne pas se noyer dans le flot continu de données, accru au-delà de tout entendement par Internet. Il doit détecter ce qui est pertinent et le livrer sous une forme adaptée aux besoins des lecteurs. Des cabinets spécialisés apparaissent sur ce marché en forte croissance, mais aussi, curieusement, de grands groupes de publicité, tel Euro-RSCG.

Une palette d'outils

Dans une petite rue du 13e arrondissement de Paris se trouve un immeuble sans grâce. Mais derrière cette façade peu avenante se cache un des centres nerveux de l'intelligence économique en France. FLA, crée et dirigée par François Libmann, est devenu l'un des principaux fournisseurs d'informations. Dans ses locaux tournent 25 ordinateurs serveurs reliés aux principales bases de données mondiales, dont le nombre s'est multiplié au-delà de toute imagination. Ce cabinet est notamment spécialisé dans l'information en provenance des institutions européennes. Il offre ainsi un accès à la base de données des appels d'offres.

Cette matière première est ensuite diffusée aux abonnés de FLA. Peu à peu, François Libmann a mis en place des outils permettant de trier cette information brute selon les besoins de ses clients. Un outil de surveillance automatique avec critères de sélection définis par l'entreprise effectue un tri parmi les appels d'offres. Des outils de veille balayent les bases de données dans les domaines définis par les clients. Comme d'autres opérateurs de base de données, tels Dun & Bradstreet ou Questel, FLA s'adresse à des spécialistes d'un domaine ou aux grands centres d'ingénierie documentaire. Ils traitent eux-mêmes cette information très technique, quasiment brute qui parvient sur les écrans de leurs ordinateurs.

Cependant, ce besoin d'information travaille aussi des directions générales, marketing ou financières. Elles souhaitent disposer de données aisées à consulter. De nouveaux opérateurs apparaissent. Ils affinent l'information, l'adaptent aux besoins des lecteurs, des cadres opérationnels. " Nous créons un intranet d'intelligence économique, son arborescence et ses objectifs, avec le directeur général de l'entreprise ou son adjoint, explique Marianne Gazeau, fondatrice de Sésame en 1997. Il comprend le plus souvent des rubriques sur les principaux concurrents, les marchés. Ils peuvent aussi comprendre des rubriques sur les préoccupations de l'entreprise par exemple comment passer de la production d'un bien à celle d'un service. Nous alimentons ce site interne avec de l'information tirée de bases de données, de journaux grand public, de lettres confidentielles. Cette information est travaillée de manière à ne conserver que l'essentiel. " L'information est aussi triée en fonction des soucis de chaque service, et accessible à lui seul.

Des intranets sont conçus pour les commerciaux ou pour ceux de la direction financières. Certaines zones sont accessibles à des partenaires extérieurs afin de partager la connaissance. D'autres, à très forte valeur ajoutée, s'adressent exclusivement aux dirigeants d'entreprise. Ils ©©© ©©© répondent essentiellement à trois questions : qu'est-ce qu'on dit sur moi ? Quel sera le métier de mon entreprise, demain ? Qui sont mes concurrents ?

En regard, deux soucis préoccupent cette population exigeante : l'information doit être exclusive et permettre de réagir rapidement en cas de crise. " Pour répondre à ce besoin émergent, nous avons recruté une équipe de spécialistes du traitement de l'information sensible et d'anciens cadres de partis politiques qui ont vécu dans la crise permanente ", indique Stéphane Fouks, patron d'Euro RSCG Corporate. Depuis le 1er juin 2001, ce spécialiste de la communication, qui suit le dossier Alcatel, propose ces intranets " spécial dirigeants ".

Des infos contractées

Ces spécialistes apportent des informations exclusives. Ils traitent des données obtenues par ailleurs. La matière est réduite à sa plus simple expression. " Lors de crises, des centaines de pages sont déversées aux lecteurs. Ces masses sont trop importantes pour préparer des décisions urgentes ", remarque encore Stéphane Fouks. Ces grandes quantités de données sont réduites à quelques lignes de renseignements directement exploitables. D'autant qu'un travail préparatoire a permis de structurer les circuits de diffusion de l'information. Sur ce créneau en fort développement, d'autres entreprises sont présentes, tel le très discret et plus qu'influent cabinet AB Associates. La production de l'information s'affine de plus en plus. De plus en plus aussi, elle est analysée afin d'anticiper à très long terme les décisions.

Anticiper l'environnement futur de l'entreprise

Des cabinets se spécialisent dans la prévision juridique ou technologique.

Depuis peu, deux ou trois années tout au plus, des cabinets se créent pour aider leurs clients à prévoir quelques années à l'avance ce qui va leur advenir. " L'information, passée au prisme de l'intelligence économique, permet aux entreprises, non seulement de réagir, mais surtout d'anticiper une situation afin de s'y préparer plus rapidement que le concurrent ", note ce fin observateur de la profession. Ils inventent des nouvelles méthodologies de traitement de l'information. Ils traitent des domaines sensibles du droit ou des technologies, le contenant et le contenu, qui conditionnent une grande partie de l'activité de l'entreprise. Ils prennent en compte un événement, suivent sa genèse, prévoient son devenir pour permettre à l'entreprise de s'adapter au mieux, et au moins avant ses concurrents.

" Le monde du droit est devenu un chaudron qui bouillonne hors de tout contrôle. Autrefois, chaque Etat confectionnait, seul, la loi applicable sur son territoire. Aujourd'hui, ils ont perdu ce monopole. L'économie dominante, celle des Etats-Unis, exporte son droit. Les règles juridiques sont aussi inspirées par des organisations non gouvernementales (ONG), comme les associations professionnelles, entreprises, think tanks, universités, avocats dans le cadre de procédures d'arbitrages, et bien entendu associations humanitaires ", explique Paul Calandra, ancien directeur général adjoint de Thomson-CSF, et l'un des fondateurs d'Antée, un cabinet spécialisé dans la veille juridique. Les entreprises ne savent plus quel environnement juridique sera le leur dans les années à venir. Cete incertitude permanente leur cause bien des soucis. Le fabricant de portes Lapeyre a ainsi été victime d'une campagne d'accusation d'exploitation abusive des forêts du tiers-monde menée par Greenpeace. C'est pour tenter de remédier à ce manque qu'Antée a été créé en janvier 2000. Quatre " sponsors " industriels venus de l'industrie nucléaire, de la défense et de l'électronique ont apporté leur aide financière.

Cet investissement permet à Antée de se lancer dans un travail de fond : recenser les acteurs suffisamment importants pour influer sur la marche des affaires. " Nous avons créé une base de données informatisée dans laquelle nous avons intégré près de 20.000 ONG et 1.800 organisations intergouvernementales ", indique Paul Calandra. Cette base permet de suivre, via ses créateurs, la genèse d'une norme de droit dès sa naissance. Les abonnés sont informés du futur changement des règles du jeu longtemps avant qu'il ne soit effectif. Ils peuvent donc s'adapter.

Un industriel lance des études devant aboutir à la mise sur le marché d'un produit dans plusieurs années. Nul ne connaît à ce moment les normes sanitaires ou antipollution en vigueur dans ce lointain futur. Pour contrer cette insupportable incertitude, Antée suggère de prendre la question très en amont. " Nous proposons de lancer un débat en sollicitant des experts indépendants, en faisant émerger les critiques des organisations et des associations. " Peu à peu, le droit naît. L'entreprise suit ses évolutions et s'y adapte progressivement. " L'anticipation permet de tuer dans l'oeuf une éventuelle campagne hostile ", souligne Paul Calandra. Le cadre juridique de l'entreprise est ainsi stabilisé à l'avance.

Plus qu'au contenant, d'autres cabinets s'intéressent au contenu, aux technologies en devenir. " Le dépôt d'une série de brevets précède de dix ans la commercialisation d'une marchandise ", remarque Jacques Biais, dirigeant d'Indicta. Il suffit alors de se procurer très officiellement la liste des inventions déposée par une entreprise sur plusieurs années, via des bases de données. Elles sont recensées et signées par les chercheurs. " Nous étudions alors la stratégie de recherche. Répond-elle à une logique ? A quels projets sont affectés les meilleurs équipes ? Les brevets auront-ils des applications industrielles majeures. Nous obtenons la réponse à ces questions en enquêtant ", explique Jacques Biais, ancien de Matra, Matra, Rhône-Poulenc et Thomson. Il met en évidence les fondements communs de deux brevets, il identifie des chaînes de découvertes. " La mise en évidence de ces liens permet de construire des scénarios prévisionnels qui vont de la recherche fondamentale menée aujourd'hui dans un labo à de possibles prototypes. Nous déterminons alors quels seront les produits d'une entreprise dans dix ou vingt ans ", explique le fondateur d'Indicta en 1997, qui s'adresse aux patrons de filiales ou de divisions.

Avec l'analyse de son environnement juridique et technologique, l'entreprise dispose d'une masse d'informations qui lui permet d'envisager avec suffisamment de certitudes son avenir. Mais jamais elle ne saura si le dirigeant de la firme concurrente va prendre telle ou telle décision, s'il va opter pour telle ou telle stratégie. Pour obtenir ces renseignements, il faut faire appel à ce que les spécialistes appellent le renseignement humain.

Le renseignement humain au cœur de sourdes batailles

Cette face sombre de l'intelligence économique ne peut être éradiquée, malgré de fréquents dérapages.

Quatre-vingt dix pour cent de l'information que recherchent les entreprises est effectivement disponible en source ouverte, sur Internet ou dans des publications accessibles à tout un chacun. Mais les dirigeants, pour fonder leurs décisions, ont besoin de 5 % à 10 % en plus. Voilà ce que nous leur apportons ", explique Jean-Louis Chanas, patron d'Eric, l'une des plus anciennes entreprises d'intelligence économique et l'une des cinq principales.

On entre ici dans la part obscure de l'intelligence économique, celle que les spécialistes appellent le renseignement humain. Nid à fantasmes, elles ne méritent ni cet excès d'honneur, ni l'abîme de honte dans lequel on les plonge. Elles agissent dans une zone grise, où les repères traditionnels deviennent flou. Eric est férocement alignée par le directeur des renseignements généraux de la préfecture de police. Mais Jean-Louis Chanas, ancien du ministère de la Défense, travaille aussi pour quelques-uns des fleurons du CAC 40 dans des missions toutes de discrétion et d'efficacité.

Ces sociétés de renseignement privé (SRP), selon la terminologie officielle, emploient des méthodes de la police ou des " services " : contacts dans des milieux les plus divers, filatures, voire manipulation d'individus fragiles. Ces enquêtes permettent notamment de constituer des dossiers d'" environnement " sur des personnes ou des sociétés. Ou partir à la recherche d'actifs financiers, terrain sur lequel s'est spécialisé Circé, un cabinet fondé par un officier supérieur de la gendarmerie, qui figure au sixième rang des entreprises d'intelligence économique françaises. Cependant, la fureur des affaires et les exigences des commanditaires conduisent ces SRP a franchir allègrement la ligne rouge. Certains, plus honnêtes ou plus conscients des risques encourus, refusent ce type de mission, tel ce jeune indépendant, qui s'est vu proposer une somme considérable par le dirigeant d'une grande entreprise pour aller cambrioler le coffre fort de son principal concurrent.

D'autres acceptent et se révèlent si maladroits malgré les moyens employés qu'ils se font prendre. Exemple très récent : Louis Vuitton (groupe LVMH, propriétaire de La Tribune) vient de déposer plainte pour une intrusion dans ses locaux le 10 juin, comme en a fait état l'Express (21 juin 2001). Un ordinateur portable contenant la collection 2002 aurait été dérobé. Cette affaire jette un regard cru sur certaines pratiques qui ne pourront que se multiplier avec l'exacerbation de la concurrence mondiale. Toute la question réside dans le contrôle de cette face sombre de l'intelligence économique. Quels bons professionnels pourront s'en charger ?

Source: La Tribune (05-06/07/2001)