Le web démultiplie les techniques de désinformation

 

Le Net, arme de propagande

Il s'appelle «Goran Djordjevic», et le message qu'il a déposé dans ma boîte à lettres électronique m'invite à prendre conscience que «les journalistes [occidentaux] écrivent sous l'influence inconsciente de la propagande à laquelle ils sont soumis» et que la guerre au Kosovo est le résultat d'un «complot secret du gouvernement américain pour déstabiliser la Yougoslavie de manière à atteindre ses objectifs stratégiques». Je reçois tous les jours des messages similaires – signés «Bogan Babic», «Palanka Razvoj», «Radovan Radic», ou émanant d'organismes «indépendants» tels que le Fonds pour le développement de la démocratie, le Réseau d'information universitaire ou l'Association universitaire de Belgrade. Tous comme «Milos Tabic» précisent qu'ils sont «étudiants [ou universitaires, ou commerçants] et non politiciens». Tous expliquent «vouloir informer sur ce qui se passe vraiment au Kosovo».

Je reçois aussi des messages similaires, passés par des «gens de bonne volonté» – des internau-tes français ou américains, souvent des scientifiques ou des intellectuels contactés par des «amis serbes» leur demandant de diffuser leur message. Lequel est toujours le même: «Stop aux bombes de l'Otan!», qui «détruisent nos écoles, nos hôpitaux, nos ponts et notre peuple, et s'en prennent même à nos monuments historiques, l'âme de la nation serbe» (Association universitaire de Belgrade). «On assiste à la modernisation de très vieilles techniques de propagande», explique John Arquilla, un chercheur de la Rand Corporation, auteur d'un ouvrage sur ce thème. «Mais les nouvelles technologies permettent de cibler très précisément cette guerre psychologique qui a pour but d'influencer l'opinion» et de disséminer comme jamais auparavant la désinformation et les mensonges concoctés par les services spéciaux yougoslaves. Quotidiennement, les ordinateurs de milliers d'internautes occidentaux jugés «stratégiques» (10 000, selon Internet Magazine) – journalistes, intellectuels, hommes politiques – sont bombardés de messages lancés par des «Belgradois» qui, parfois, n'existent, semble-t-il, même pas....

Les «informations» qu'ils prodiguent non plus. Un lecteur bien intentionné de Libération nous a reproché d'être «victimes de la propagande de l'Otan» pour ne pas avoir donné l'information «de source sûre» selon laquelle «au moins 19 soldats de l'Otan» avaient été tués, et leurs cadavres «secrètement rapatriés» vers l'Allemagne. Vérification faite, la «source sûre» était un site grec de l'Internet citant des messages venus de Belgrade... La fermeture du Kosovo (et de la Serbie, en fait) aux journalistes a créé une situation idéale qu'exploite la Serbie pour mener sa «cyberguerre» en jouant sur l'impression naïve de beaucoup d'utilisateurs du Net qu'ils ont, via l'écran de leur ordinateur, accès à «l'information brute» – sans avoir la possibilité d'en vérifier l'authenticité ni même l'origine, car nombre des «messages» envoyés par ces «Serbes ordinaires» s'emploient à dissimuler leur origine, «blanchie» via des messageries américaines (Yahoo, Hotmail, etc.). «C'est notre seule arme contre les assassins de l'Otan», a expliqué au Wall Street Journal «Marko Manojlovic», propriétaire d'un magasin d'ordinateurs de Novi Sad et expéditeur plusieurs centaines de messages par jour.

La «guerre» menée par les Serbes ne se limite pas à l'action psychologique ni à la désin-formation. Certains messages parviennent aux destinataires équipés de virus qui bloquent les ordinateurs en se reproduisant à l'infini – une méthode qui a paralysé pendant quel-ques jours le site de l'Otan. Il faut prendre garde de ne pas y répondre négativement ou en exigeant que les envois cessent, explique Jason Catlett, de JunkBusters, une société spécialisée dans la protection contre le spam (avalanche de messages non sollicités) – car certains ont été conçus de manière que toute commande d'interruption d'envoi déclenche l'envoi de dizaines d'autres messages par d'autres sites. Mais il est difficile de pratiquer ce qui équivaut à une censure – d'autant que les médias sont avides de messages qui sortent de la Yougoslavie. Le cybermagazine Slate publie par exemple des dépêches d'un «correspondant» anonyme qui se trouverait toujours au Kosovo. Le site Internet de la chaîne ABC offre des «journaux» envoyés par des habitants de Belgrade. Et celui de la chaîne câblée MSNBC a fait scandale en invitant dans un groupe de discussions en ligne le tristement célèbre Arkan – chef de milices serbes inculpé de crimes contre l'humanité. Il est bien entendu exclu de pouvoir inviter le dirigeant albanais Ibrahim Rugova, via l'Internet comme via tout autre médium. Et de nombreux Albanais du Kosovo qui avaient envoyé des messages au début du conflit ont très vite cessé d'émettre. 
 


Grégory Destouche a étudié l'action des groupes armés: au début furent les zapatistes

Diplômé d'études stratégies et militaires, Grégory Destouche est l'auteur de Menace sur Internet, un livre où il analyse l'exploitation du réseau par les groupes armés et les activistes en période de conflit.

L'utilisation de l'Internet dans le conflit Yougoslave est-elle inédite ?

Ce qui paraît nouveau, c'est qu'un conflit ait un tel retentissement sur l'Internet. Le sous-commandant Marcos avait inauguré les techniques de cyberpropagande. Dès 1994, avec un réel talent, il a su saisir cette opportunité, en alimentant en informations des sites plus ou moins officiels de l'armée zapatiste pour gagner l'opinion mondiale à sa cause. En 1997, lors du massacre d'Acteal, où 45 Indiens ont été tués, les zapatistes ont utilisé l'Internet pour accuser le parti au pouvoir au Mexique, alors qu'aucune preuve de sa culpabilité n'existait. En quelques jours, cette version avait fait le tour du monde. Le sous-commandant Marcos a inventé une forme de diplomatie virtuelle et a prouvé que le Web agit comme un égalisateur de communication. L'utilisation du réseau par les groupes armés leur permet de combler leur infériorité face aux organisations qui contrôlent les médias. C'est ce que font les Kosovars face à Milosevic aujourd'hui, ou les Serbes face à l'Otan.

Il ne suffit pourtant pas d'ouvrir un site pour qu'il soit vu...

Non, mais les belligérants ont vite compris que les médias «classiques» donnaient un fort écho à leur présence sur le Web. Grâce à l'Internet, à son côté ludique et fascinant, la presse et la télévision relaient plus qu'auparavant la propagande de ces groupes. C'est le bonus de la cyberpropagande par rapport à la propagande classique. Grâce à la presse, on a entendu parler des sites de l'armée zapatiste. Au vu du faible nombre de personnes connectées en Yougoslavie, il paraît évident que les sites web et les e-mails ne s'adressent pas aux populations locales mais bien à l'opinion publique internationale.
 


Le fantasme d'un Waterloo électronique

L'usage de l'Internet a des effets trop marginaux pour être un enjeu du conflit.

L'Internet est peu utilisé en Yougoslavie

L'infrastructure de l'Internet en Yougoslavie est très en deçà du niveau de celle des Etats-Unis ou des pays européens. Moins de 6 800 serveurs y seraient recensés, selon la dernière étude de Network Wizards. Un chiffre qui placerait le pays entre la République dominicaine et la Bulgarie. La revue en ligne Hotwired parle de 20 000 à 50 000 personnes connectées (dont moins de 2 000 au Kosovo), soit moins de 0,5% de la population.

Le Kosovo est le premier conflit majeur où l'Internet joue un rôle

La guerre du Golfe, dernier conflit d'envergure internationale, date de 1991. Or, à cette époque, le Web, la partie multimédia du réseau, n'existait pas encore. On comptait alors seulement quatre millions d'internautes, surtout des universitaires et des scientifiques, qui utilisaient essentiellement la fonction de e-mail du Net. Avec l'apparition du Web en 1992, le réseau a commencé à se développer de manière exponentielle. Il existe aujourd'hui 43 millions de serveurs reliés à l'Internet, et environ 159 millions d'internautes dans le monde. L'Europe, avec 37 millions d'internautes, est loin derrière les Etats-Unis.

Cyberpropagande et piratage de sites ne sont pas une nouveauté

Avant le Kosovo, nombre de conflits locaux ont fait un large usage de l'Internet, de la guérilla zapatiste menée par le sous-commandant Marcos jusqu'au Tibet occupé par la Chine. Le réseau est aussi l'un des outils de la mobilisation autour du Timor oriental, envahi par l'Indonésie en 1975 et en proie à une guérilla depuis lors. Les sites web, montés par des associations de tous pays, servent de points de ralliement aux militants.

L'infrastructure de l'Internet yougoslave n'est pas une cible de l'Otan

Pour l'instant, les bombardements visent plus directement les cen-tres de communication militaires. Mais le réseau yougoslave est vulnérable : au contraire des réseaux de pays comme les Etats-Unis, la redondance entre les différentes voies de passage électroniques est faible. La destruction d'un seul serveur peut empêcher temporairement toute communication via l'Internet. Contacté via e-mail, Berislav Todorovic, responsable du nom de domaine «.yu» (qui identifie les adresses des sites web yougoslaves), précise, un brin propagandiste, que «les fournisseurs d'accès du pays font leur maximum pour aider la communauté internaute yougoslave à surmonter toutes les difficultés causées par les bombardements de l'Otan». Certains fournisseurs d'accès semblent déjà pâtir de la situation : les responsables du site d'Eunet Yougoslavia s'excusent auprès de leurs clients de ne pouvoir assurer un service complet «en raison des bombardements».

L'origine des témoignages parvenant par e-mail est invérifiable

De nombreux sites, comme celui de CNN, recueillent par e-mail des témoignages signés d'internautes serbes ou kosovars, prétendument sur place. Autant de témoignages dont il faut se méfier. «Il est très difficile de vérifier l'origine d'un e-mail, indique Serge Aumont, du Comité réseaux des universités. Il faudrait la coopération de tous les intermédiaires techniques depuis le point de départ du message. Dans le cadre du conflit yougoslave, c'est évidemment impossible.»

Un Serbe anti-Milosevic prend des risques en s'exprimant

Les témoignages d'opposants à Milosevic envoyés par e-mail peuvent être lus par le pouvoir de Belgrade. Afin d'éviter d'éven-tuelles représailles, l'Electronic Frontier Foundation (EFF) et l'entreprise américaine Anonymizer ont lancé vendredi dernier un service (sur le Web) permettant de rendre anonymes les courriers électroniques. Malheureusement, un expert en informatique, cité mardi par le journal en ligne Hotwired, signalait que ce service n'était pas 100% fiable. 

Une guerre électronique aux effets limités

L'apparition de l'Internet dans un conflit armé et, surtout, les attaques très médiatisées de quelques sites web – dont celui de l'Otan – ont exhumé le fantasme d'une guerre électronique. Les attaques constatées pour l'heure ne peuvent causer de réels dommages aux outils informatiques des pays en présence. Les Serbes qui ont attaqué le site de l'Otan se sont ainsi contentés d'envoyer des milliers de e-mails pour saturer le serveur. Les ordinateurs sensibles de l'Otan, eux, sont pour l'instant à l'abri de toute intrusion. «Les Américains aiment parler de Pearl Harbor ou de Waterloo électronique qui menace, explique Grégory Destouche, auteur de Menace sur Internet (voir interview). Même si on n'est pas l'abri de surprises, notamment venues de hackers russes proserbes, les attaques de sites web qui visent juste à modifier la page d'accueil pour y placer un texte relèvent plus de la propagande que de la guerre électronique à proprement parler.»
 


RG et DST aux aguets

En France, à côté de la traque aux «informations accessibles à tous» trouvées dans les journaux et publications, des policiers des Renseignements généraux (RG) et la Direction de surveillance du territoire (DST) surfent sur les sites «de façon plus attentive» à la recherche de noms d'opposants à Milosevic, de pro-Kosovars, etc. La section des RG de Paris chargée des «communautés étrangères» guette sur le Web les projets de rassemblement qui «risqueraient d'avoir des incidences sur l'ordre public». La préfecture de police interdit en effet toute manifestation liée à l'intervention au Kosovo à cause des «graves tensions entre Serbes et Albanais». «Le côté subversion, propagande et lobbying serbe» n'intéresse guère la police, affirme un officier : «Nous ne pratiquons pas une surveillance active des réseaux», c'est-à-dire une intrusion
 

 

Source: Liberation (15/04/1999)