L'infoguerre. Faut-il aux démocraties de nouveaux outils d'analyse ?

Nous sommes plongés dans l'infoguerre, plus particulièrement depuis les attentats du 11 septembre et les évènements multiples qui en découlent. Il est vital pour la survie des démocraties que les citoyens apprennent à s'y comporter de façon aussi éclairée que possible. Certains spécialistes de la question font métier d'éclairer les décideurs et le grand public sur les enjeux et les stratégies.

A guerre nouvelle, moyens nouveaux d'analyse. Nous pensons ici que pour mieux comprendre l'hyper-complexité et l'hyper-fluidité des phénomènes, il faudra utiliser de puissants outils d'intelligence artificielle. La réflexion sur cette question n'en est qu'à ses débuts. Il n'est pas certain que les analystes traditionnels aient encore pris la mesure de ce qu'il faudrait faire dans ce domaine. Voici quelques propositions.

Les développements actuels du terrorisme et du contre-terrorisme qui sont de nouvelles formes de guerre, rappellent l'importance des images, slogans, informations ou désinformations que s'échangent les belligérants pour influencer partisans et adversaires. Ces armes informationnelles utilisent les voies déjà classiques du bouche-à-oreille, de la presse et des médias, dont la Télévision est la forme la plus universelle et la plus facilement accessible, quelle que soit la culture des individus ciblés. Mais elles prennent aussi les formes plus sophistiquées de l'Internet, touchant des populations plus réduites mais souvent politiquement plus influentes et réactives.

L'étude de ces phénomènes d'infoguerre hérite d'un long passé de travaux portant notamment sur les propagandes politiques, les campagnes publicitaires, la guerre économique. Les stratèges ne manquent pas pour mettre en garde décideurs, journalistes, grand public sur les aspects souvent peu apparents de ces nouveaux théâtres d'affrontement et sur la nécessité de s'y comporter de façon responsable.

Ceci dit, on peut regretter que les stratèges de l'infoguerre n'aient pas encore suffisamment intégré dans leurs analyses les acquis de l'intelligence artificielle évolutionnaire. Les lecteurs de notre revue savent de quoi il s'agit. On considérera les différents contenus informationnels émis et reçus par les acteurs sociaux en compétition (gouvernements, entreprises, terroristes, etc.) comme des entités réplicatives disposant d'une vie propre au sein des sociétés humaines. Celles-ci luttent pour leur survie sur le mode darwinien classique : mutation au hasard/sélection du plus apte. L'anthropologie sociale d'inspiration anglo-saxonne appelle ces entités des mèmes, concept que les spécialistes de l'infoguerre ont tout intérêt à reprendre. On pourra y ajouter la variante des e-mèmes quand ceux-ci empruntent les réseaux de la société de l'information, où ils trouvent des milieux de survie et de réplication nécessitant des analyses spécifiques.

A quoi bon dira-t-on se compliquer la vie par ces nouveaux concepts, qui obligeront les stratèges de l'infoguerre à prendre connaissance des travaux maintenant nombreux portant sur la mémétique (ou étude des mèmes) et plus généralement sur la biologie et l'anthropologie évolutionnaire ? Tout simplement parce qu'il est indispensable, dans tout discours et dans toute action, de mieux connaître ce à quoi on s'adresse. On se trouve aujourd'hui face aux entités de l'infoguerre un peu comme les médecins d'avant la microbiologie et la virologie, qui ne connaissaient pas les modes d'apparition et de propagation des maladies.

Mais objectera-t-on, l'infoguerre sait de quoi elle traite. Chacun peut constater aujourd'hui, par exemple, l'effet structurant ou restructurant des images du WTC en feu, des propos de Ben Laden ou de Tony Blair… Les experts de la communication, en ce qui les concernent, savent comment décrypter images et discours, proposer des réponses, alerter l'opinion.

Nous soutenons le point de vue contraire. Nul n'a encore bien compris ce qui se passe au-delà des apparences. Si aujourd'hui, avec un minimum de culture critique, on peut remettre en situation certains messages, l'essentiel des phénomènes du monde de l'information humaine (l'infosphère, pour reprendre un terme un peu tombé en désuétude) échappe encore à toute analyse sérieuse. Intervenant comme acteurs, nous percevons ce qui est à notre portée, mais non ce qui se construit hors de notre perception immédiate. Nous sommes un peu comme des fourmis qui connaissent les quelques congénères avec qui elles sont en relation hormonale, mais n'ont aucune idée des kilomètres de fourmilière qui se développent du fait de la vie de la colonie considérée comme un organisme émergent.

Nous sommes donc "agis" par des agents "non humains", notamment ces mèmes et leurs diverses arborescences, qui s'affrontent entre eux à travers nous. Il est évident alors que plus la conscience réfléchie des individus et des groupes prendra connaissance de ce qui la manipule, plus elle pourra acquérir d'autonomie.

Ces agents "non humains" n'ont rien de mystérieux. Il s'agit des regroupements dynamiques de mèmes, de cerveaux et d'organismes ou organisations momentanément ou durablement constitués autour du traitement et du retraitement, au sein des cerveaux et des ordinateurs, des contenus échangés. Ces agents, nous l'avons dit, se comportent comme des virus biologiques (et d'ailleurs, dans une certaine mesure, comme des virus informatiques). Ils se diffusent à l'identique quand ils le peuvent. Sinon ils mutent et donnent naissance à de nouvelles versions qui tentent à nouveau de découvrir et coloniser des milieux favorables. Sinon, ils dépérissent et meurent.

Prenons l'exemple simple d'une cassette vidéo émise par un agitateur quelconque et diffusée par la télévision. Le contenu de celle-ci est constitué d'un certain nombre de mèmes (jugements, mots d'ordre) ayant déjà prouvé leur capacité de survie et de duplication. La cassette, les réseaux audio-vidéo au sein duquel son contenu circule, les mémoires d'ordinateurs qui l'enregistrent et le répercutent, constituent la première couche de l'univers dans lequel les mèmes rassemblés dans cette cassette doivent survivre. Mais viennent ensuite les couches biologiques : organes sensoriels et cerveaux des personnes qui reçoivent le message, le refusent ou au contraire l'approuvent, l'enrichissent et le répercutent. La troisième couche enfin est faite du milieu anthropologique et sociétal dans lequel la cassette est supposée provoquer des effets de grande ampleur : paniques, réactions belliqueuses, etc. Le milieu sociétal lui-même comporte de grandes organisations très puissantes pouvant ou non avoir intérêt à donner de l'écho au message initial : mouvances fondamentalistes ou à l'opposé industriels de l'armement qui auraient intérêt à radicaliser les affrontements. Qui niera que l'analyse de ces divers agents et de leurs interactions ne puisse être instructive ? Cette analyse permettrait de mieux comprendre des phénomènes dont nous ne voyons que la partie visible et, le cas échéant, de prévoir leur déroulement ultérieur, ne fut-ce que de façon probabiliste.

On objectera que tout ceci est trop compliqué et trop mouvant pour pouvoir faire l'objet de travaux à prétention scientifique. Mais l'objection ne tient pas. Une science à ses débuts est toujours confrontée à un maquis apparemment inextricable d'effets et de réactions. Elle peut néanmoins progresser, selon la méthode analytique consistant à simplifier arbitrairement les situations étudiées afin de les mieux comprendre. On pourrait également utiliser des méthodes plus globales, identifiant non plus quelques messages simples, mais de nombreuses populations différentes de messages, qui seront saisies automatiquement et analysées par des outils d'intelligence artificielle distribuée, afin de faire apparaître d'éventuelles entités émergentes déterminant sans qu'ils le sachent le comportement des différents "acteurs" humains émetteurs ou récepteurs de ces messages.

Source: Automates Intelligents (25/10/2001)