Les procédés d'action dans les champs prychologiques

 

Résumé

Depuis dix ans les forces occidentales sont impliquées dans des guerres où les communautés s'affrontent au nom de valeurs propres et revendiquent une légitimité politique qui justifie leur combat. Le sens de la guerre crée une guerre du sens par médias et opinions interposés. La guerre du sens ne peut être évitée et ne pas vouloir y participer revient à laisser aux autres le soin d'expliquer ce que nous voulons, ce que nous faisons, ce que nous pouvons faire.

Par Loup FRANCART

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Les conflits de la première moitié du XX° siècle et la période de guerre froide contenaient en eux-mêmes leur sens. L'agresseur allait de soi, il était quasiment héréditaire, il n'y avait pas besoin d'expliquer et de convaincre l'opinion de la nécessité de préparer le conflit et de s'y engager s'il survenait. Le nouveau contexte stratégique est plus complexe. Le passage d'une défense des intérêts vitaux à la nécessité d'intervenir pour une sécurité dans laquelle ces derniers ne sont pas forcément en jeu, n'implique pas l'adhésion immédiate de l'opinion publique. Dans le même temps, sur le théâtre d'opération lui-même, l'adversaire, les belligérants ou acteurs de violence prétendent tous détenir une légitimité, c'est-à-dire agir au nom d'un peuple, d'une communauté, d'une minorité ethnique, religieuse ou autre. Le sens que chacun des protagonistes donne à « sa guerre » crée une véritable « guerre du sens », confrontation de légitimités qui encadre et justifie la confrontation par les armes.

L'intervention militaire de la communauté internationale, en vue d'empêcher l'extension du conflit, de protéger les populations ou d'empêcher la guerre, doit également avoir un sens, compréhensible par tous les acteurs et susceptible d'être approuvé et soutenu. La Force mandatée doit justifier, légitimer son action, entretenir cette légitimité, dans certains cas, réconcilier les légitimités qui s'affrontent. Enfin, dans certaines circonstances et selon la forme des opérations menées, il importe de donner un sens au comportement des belligérants (que l'on interprète en termes de menace, agression ou au contraire de défense).

Nous ne développerons pas plus avant ce problème du sens. Nous aborderons l'aspect plus proprement technique, celui des modes d'action de cette guerre, utilisé par les uns et les autres, pour servir leurs intérêts, leurs ambitions, leurs aspirations et les valeurs qu'ils prônent. Il importe cependant de ne pas perdre de vue que l'ensemble de ces modes d'action que nous allons tenter de cerner et d'analyser ne peuvent être tous utiliser à n'importe quel moment, dans n'importe quelles circonstances.

1. La communication et l'acquisition de la conviction

La communication couvre la première grande famille de modes d'action, celle qui est nécessaire en permanence, quel que soit le type d'opération, et qui consiste à faire adhérer en faisant partager du sens. Elle tente d'expliciter le sens de la guerre afin de convaincre l'opinion et les différents acteurs de la crise.

La communication informationnelle

La « communication informationnelle » consiste à porter à la connaissance d'audiences-cibles des informations sans intention nette d'influencer celui ou ceux que l'on informe. Elle se prépare par un tri des faits, une mise en ordre des attendus et un résumé des points de vue. Cela demande du temps, du recul. mais ne peut servir cependant d'alibi pour retarder la communication. Là est bien toute la difficulté des communicateurs professionnels n'appartenant pas aux médias et dont la tâche est d'informer au nom d'une institution, d'un gouvernement ou d'une entreprise. Une information délivrée qui se révèle fausse par la suite est difficile à effacer des mémoires. Elle porte atteinte au crédit de confiance. Informer, c'est interpréter. Faire de la communication informationnelle c'est aussi dire que l'on donne une interprétation des faits. Celle-ci ne peut être maquillée sous un jargon technocratique qui voudrait faire croire à la vérité, à l'objectivité, à la neutralité.

L'argumentation

L'argumentation constitue une partie de ce qui est appelée la rhétorique ou l'art de convaincre par la parole. Elle s'inscrit dans l'art du discours en général qui comprend la grammaire ou art du discours correct et la logique ou art du discours vrai. L'argumentation est née de la démocratie, pour servir la démocratie. L'argumentation concerne les opinions, les croyances, les valeurs qu'elle a pour but de faire partager. Pour Philippe Breton, l'argumentation est à la fois une situation, une éthique et un raisonnement de communication. Elle permet la libre adhésion en s'appuyant sur la raison.

La suggestion

L'argumentation appartient au discours rationnel et vise l'intériorisation du message. La suggestion fait appel à l'affectivité et recherche l'identification du sujet à la proposition qui lui est faite. Par sa force d'attraction, la suggestion séduit, envoûte, fait dire « J'aime » et fait aimer la proposition sous-jacente. Elle utilise préférentiellement l'image. Elle a pour but de modifier la représentation d'une chose, d'un fait, d'une personne, d'un ensemble de personnes (une communauté donnée, les unités composant la Force, etc.) dans l'audience-cible afin d'influencer croyances, attitudes et comportements. Cette représentation s'appuie essentiellement sur le champ du vécu (très important dans un contexte conflictuel), le champ culturel et le champ des idées (quand il y a manipulation propagandiste ou idéologique sur le théâtre).

La persuasion

La persuasion entretient fondamentalement un rapport avec la manipulation. Elle s'ingère dans l'autonomie de la conscience, semble faire fi de la liberté de pensée. Mais dans le même temps, de nombreux penseurs et hommes de pouvoir ont cherché à l'inscrire dans les domaines de la raison, de l'éthique et de la morale. Si convaincre suppose l'intériorisation des arguments de la part de celui qui est convaincu (il les fait siens), persuader consiste à faire faire quelque chose à quelqu'un de son plein gré, alors qu'il ne l'aurait pas fait s'il n'y avait eu persuasion. La persuasion recherche donc plus un changement de comportement qu'un changement d'attitude, mais elle peut utiliser le changement d'attitude pour arriver au changement de comportement. C'est le cas de persuasion induite alors que la persuasion consentie ou la persuasion provoquée, recherche directement le changement de comportement.

L'obédience

Convaincre ou persuader du danger peut ne pas suffire pour empêcher les accidents. Il est alors nécessaire d'employer la contrainte. Les résultats d'une stratégie d'obédience, utilisant successivement une campagne d'information pour convaincre, l'appel à la participation pour faire adhérer, puis une réglementation pour imposer juridiquement et des contrôles pour contraindre physiquement, ont mis en évidence certaines constantes. La campagne d'information, qu'elle que soit sa qualité, ne permet pas de toucher un seuil de modification des attitudes que l'on estime être de l'ordre de 30% des personnes visées quand le niveau de conviction au départ est nul ou très faible. Le passage à l'instauration d'une réglementation (instauration d'un couvre-feu, par exemple) va permettre un progrès considérable dans l'objectif recherché (60%). Cependant, il apparaît qu'au fil du temps la tendance naturellement est le retour aux vieilles habitudes et que le taux atteint redescend. Il est alors utile et même nécessaire de mettre en place un système de contrôle pour sanctionner le non-respect de la réglementation. On peut alors atteindre un seuil de respect des mesures d'environ 90%.

2. La mystification

La mystification concerne les actions destinées à fausser le sens de l'adversaire. Elle peut rechercher l'affaiblissement moral de multiples audiences-cibles ou leur division, la mauvaise estimation par les responsables adverses des buts et des actions militaires amies, ou simplement la démobilisation de certaines cibles pour qu'elles n'aient plus de comportement ouvertement hostile.

Il y a deux manières de mystifier :

- laisser faire ou inciter, sans le tromper, l'adversaire à une man'uvre qui sert le but à atteindre ou encore le surprendre par une man'uvre qui le conduit à prendre des mesures qui le desservent, nous parlerons alors de stratagème ;

- tromper l'adversaire pour l'amener à une man'uvre qui sert également le but à atteindre et nous parlerons de tromperie. La tromperie comprend trois aspects distincts : la déception, qui concerne le domaine militaire, l'intoxication, qui concerne les hauts décideurs adverses, la désinformation, qui concerne le domaine de l'information dite de masse, c'est-à-dire l'opinion publique par l'intermédiaire des médias.

La déception

La déception concerne le domaine strictement militaire de la mystification. Elle concerne les mesures visant à induire l'ennemi en erreur grâce à des truquages, des déformations de la réalité ou des falsifications, en vue de l'inciter à réagir d'une manière préjudiciable à ses propres intérêts.

Constituant une véritable man'uvre dans la man'uvre globale d'une Force, la déception a deux buts principaux : prévenir ou fausser une man'uvre de l'adversaire en le trompant sur l'importance des forces qu'il a en face de lui, sur leur dispositif et leurs possibilités d'action et de réaction ; accompagner une man'uvre réelle en trompant l'adversaire sur les objectifs de la man'uvre réelle et les forces qui lui sont consacrées. Dans ce cas, l'adversaire se trompera sur les réactions nécessaires pour contrer la man'uvre réelle.

L'intoxication

L'intoxication est un procédé qui a pour but de ' troubler et d'égarer le cerveau '. Arme psychologique par excellence, elle vise directement la pensée de l'adversaire, agissant comme un véritable poison qui intoxique l'organisme. Elle a pour but d'affaiblir le sens critique des décideurs ou de démoraliser les forces adverses.

La désinformation

La désinformation concerne le domaine de l'information dite de masse, c'est-à-dire le domaine des médias. Elle vise le grand public. Plus précisément, elle a pour but d'influencer l'opinion publique dans un sens favorable à celui ou ceux qui exerce(nt) la désinformation. A cet effet, l'information est manipulée. On en supprime certaines, on en minimise ou on en augmente l'importance, on crée de fausses informations, bref, on induit en erreur. Enfin, elle est vraisemblablement du domaine politique et appartient donc, en cas de conflit, au niveau politico-stratégique. Dans cette man'uvre, les médias ne sont jamais que les médiateurs entre, d'une part, des responsables, politiques et institutionnels (qui ont le pouvoir et le devoir d'informer) ainsi que leaders d'opinion (partis politiques, religion, syndicats, associations, élites d'influence, etc.) et, d'autre part, les groupes primaires qui sont à la base de l'élaboration de l'opinion publique. Le phénomène est complexe et la désinformation n'est pas forcément consciente. Elle est le fait de chaque maillon de la chaîne de l'information.

Le stratagème

Le stratagème est un piège que l'on tend à l'adversaire et dans lequel il tombe lui-même parce qu'il ne l'a pas décelé. Le stratagème emprunte aux autres types de mystification, mais va plus loin. Il n'est pas forcément basé sur la tromperie, il est avant tout le fruit d'une bonne connaissance de la manière de penser et d'agir de l'adversaire. Il se sert de l'habitude, de la crainte, de l'orgueil, de la crédulité, de la doctrine, des méthodes de l'adversaire, bref de ses sentiments, de sa rationalité, de sa volonté pour le conduire à de fausses man'uvres.

3. L'aliénation

L'aliénation vise à imposer un sens par la pression et la contrainte psychologique. Elle peut être clairement exclue des ' réponses ' envisageables par une démocratie.

L'aliénation est associée psychologiquement aux effets d'autosuggestion, de conformisme, de conditionnement et philosophiquement au détournement, par un parti ou l'Etat, de la finalité de la personne au profit de l'ordre collectif. Elle prétend imposer une nouvelle société, un homme nouveau, sectaire, exclusif, prêt à employer la violence pour imposer ses vues. Convaincre et persuader font partie du jeu démocratique. Imposer une vision unique, aliéner les esprits et les c'urs procèdent d'une autre famille d'actions.

La propagande

Pour les Anglo-saxons, la propagande est une réalité incontournable que tout organisme met en 'uvre pour faciliter son influence et son pouvoir qu'il soit politique, économique ou culturel. Les Français, ayant subi les actions allemandes de propagande sur leur propre territoire, ayant également connu le dérapage de la guerre psychologique en Algérie, associent la propagande à une idéologie politique cherchant à imposer une vision unique aux masses. Elle instaure une véritable mise en scène des chefs, elle recourt à l'utopie pour l'embrigadement social, elle constitue un mode d'action hautement rationalisé pour atteindre ses buts. Elle utilise des thèmes choisis délibérément pour leur aspect mobilisateur, les supports de ces thèmes sont simples et facilement compréhensibles, enfin des techniques de manipulation accompagnent leurs mises en oeuvre.

L'endoctrinement

L'endoctrinement constitue une étape supplémentaire dans l'échelle de l'aliénation. Plus subtil que la propagande, il s'adresse à l'individu ou un petit nombre d'individus plutôt qu'aux masses en général. Globalement, les dictionnaires le définissent comme l'action d'endoctriner, c'est-à-dire la manière d'imposer telle doctrine, telle attitude en inculquant des cadres de pensée et de conduite. L'endoctrinement tente donc d'agir autant sur les représentations sociales que sur les attitudes et le comportement. L'endoctrinement se caractérise par l'existence d'une idéologie qui promet la mise en place d'un nouvel ordre du monde et l'avènement d'une nouvelle humanité, l'existence d'une structure chargée d'instaurer ce nouvel ordre (parti politique, un mouvement d'idées, mais aussi une secte ou un groupe particulier), une mise en scène convaincante, l'organisation d'un certain prosélytisme, des règles de comportement imposées, un enfermement physique ou psychique par des procédés très variables, la mise en place de mécanismes d'exclusion.

La subversion

La subversion a pour objet la prise du pouvoir a plus ou moins long terme. Les objectifs de la subversion sont de plusieurs ordres : démoraliser la population et désintégrer les groupes qui la composent, discréditer l'autorité, neutraliser les masses pour empêcher toute intervention générale en faveur de l'ordre établi. Elle s'exerce à la fois dans les domaines culturel, politique et sociale. L'action est avant tout psychologique. L'objectif est de remettre en cause l'existence des institutions en s'attaquant à leur image, à la légitimité acquise, aux représentations sociales qu'elles véhiculent. Cependant, cette action psychologique s'accompagne d'affections physiques pouvant décrédibiliser l'organisme : mise en cause de sa sécurité (sabotage, attaque des systèmes informatiques, vol de documents confidentiels), contestation de son autorité par tous les moyens, discrédit de ses dirigeants auprès de l'opinion publique, etc.

La terreur

La terreur est une véritable stratégie destinée à briser toute velléité d'opposition physique ou morale. Elle vise à déstabiliser le fondement culturel d'une collectivité humaine. La perte de sens prive les victimes de toute possibilité de réaction cohérente. Elle ne vise pas les opposants armés, elle se fixe sur la population non combattante. L'arme est la peur qu'il s'agit d'insinuer dans toute la vie sociale, en créant doutes, ambiguïtés et déchirures dans le tissu social, à l'intérieur même des familles. Cette peur doit devenir routine, peur chronique, donnant une apparence de normalité sociale. La terreur nécessite la maîtrise de la zone ou du territoire dans laquelle elle s'exerce. Elle est souvent le fait d'une armée et de forces de l'ordre omniprésentes. Les enfants de familles d'opposants y sont enrôlés de force. Les groupes paramilitaires y sont rattachés. Elle peut aussi être le fait de guérilleros cherchant à soumettre des zones entières malgré une opinion populaire défavorable.

Le terrorisme

Le mécanisme du terrorisme est semblable à celui de la terreur : par la violence ou la menace de la violence, inspirer une peur telle que la société (population, gouvernement, forces de l'ordre) sera contrainte d'accepter les buts idéologiques, religieux ou politiques de ceux qui pratiquent le terrorisme. Contrairement à la terreur, le terrorisme ne protège pas un pouvoir en place, il cherche à imposer un autre pouvoir. Ne disposant pas d'une organisation armée suffisante pour lutter contre l'autorité en place, les mouvements terroristes utilisent des modes d'action indirects qui ne relèvent pas des lois de la guerre.

Il est nécessaire également de mentionner ce qui est couramment qualifié de contre-propagande. Elle a pour but de se protéger des actions d'un adversaire visant à imposer son sens ou à fausser le sens des actions amies. La protection contre les actions de propagande de certains belligérants peut ainsi utiliser La contre-information pour lutter contre les attaques par l'information d'un tiers, belligérant ou autre ; La contre-propagande visant à affaiblir l'effet de la propagande d'un adversaire, soit sur notre propre camp, soit sur sa propre opinion publique. La dépersuasion ou désendoctrinement d'une population dans son ensemble, phénomène qu'on peut favoriser, mais difficilement maîtriser.

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L'engagement d'un gouvernement démocratique dans une crise se fait au nom de la souveraineté du peuple. Il suppose qu'existe un certain consensus autour de cet engagement. Il est donc d'une nécessité vitale, pour le gouvernement, de convaincre de la justesse et de la nécessité de cette intervention. En parallèle à la conduite de la crise, celui-ci doit donc développer des actions destinées à faire adhérer l'opinion publique à sa politique. Ce consensus peut être plus ou moins spontané selon l'évidence de la nécessité d'agir. Nous sommes bien là au c'ur du sens. Ce sens peut être plus ou moins clair, rallier plus ou moins spontanément les opinions. Il y a cependant toujours nécessité d'informer et de convaincre, puis d'entretenir cette conviction au fur et à mesure du développement de l'action, c'est-à-dire d'entretenir le consensus sur le sens significatif. Le problème se pose également, mais différemment, sur le théâtre même de l'opération. Il s'agit là aussi de faire adhérer à l'action, mais cette fois dans un contexte psychologique qui peut être très différent selon les cas.

Dans le cadre d'une intervention militaire, il va sans dire que ce type d'action peut facilement dériver. La conviction personnelle, la partialité, la recherche de l'efficacité peuvent conduire à des dérives. Il est donc nécessaire de poser des principes de communication et de contrôler leur application. On peut retenir cinq principes qui, s'ils sont respectés garantissent le maintien de l'esprit démocratique : le principe de liberté de pensée et d'expression, le principe de véracité, le principe de crédibilité, le principe de distanciation, le principe d'adaptabilité. Lorsque l'engagement implique un adversaire à vaincre, la mystification de celui-ci n'est pas à négliger. Elle permet l'économie de vies humaines et une victoire plus rapide. L'utilisation des divers procédés de tromperie sera fonction des enjeux politiques de l'engagement.

Source: IDT (2000)