Le renseignement strategique à l'âge de l'information

 
 

“ C’est du volume de données dont elle dispose que notre époque tire un sentiment immérité de sa supériorité alors que le véritable critère porte sur le degré auquel l’homme sait pétrir et maîtriser les informations dont il dispose ”. (GOETHE)

 
 

" A l’entrée d’une ère où l’information va marquer sa prédominance, nous balbutions encore pour définir les méthodes et les moyens qui nous permettront de dominer les flots monstrueux qu’elle engendre ". L’information est par définition la matière première du renseignement : le verdict sévère de J.L. MACARY s’applique-t-il au renseignement militaire, que la Direction du Renseignement Militaire a reçu en 1992 la charge de recueillir, d’exploiter et de diffuser? 

C’est certes devenu un lieu commun que de déclarer que nous sommes rentrés dans l’âge de l’information. La mode nous est venue, naturellement, des Etats-Unis, où se sont succédées sur la scène de la mode intellectuelle les notions floues d’ "économie de l’information ", de " guerre de l’information ", plus récemment de  "puissance de l’information " ; selon les TOFFLER, nous quittons désormais les rivages de la société industrielle pour aborder la terre nouvelle de la " société de la troisième vague ", où l’activité économique, les formes sociales, les modes de conflit eux-mêmes vont être modifiés par l’introduction du savoir à tous les niveaux des processus de production.

Sans aller jusque là, il est certain que la conduite même de la stratégie des entreprises doit désormais intégrer l’explosion de l’information ouverte ; ainsi selon Jean-Louis GERGORIN, une bonne compréhension de la compétition s’obtient, pour un industriel, en travaillant sur les banques de données, en rencontrant les experts, qui sont souvent des universitaires, des journalistes, des généralistes ouverts. Enfin, au niveau supérieur qui est celui de l’Etat, la nécessité de soutenir, dans un contexte de concurrence mondiale, la compétitivité de nos entreprises par un système coordonné de recueil de l’information d’intérêt économique, vient d’être reconnue et sanctionnée par la création de structures appropriées.
 
L’explosion de l’information et le défi que représente son traitement ne caractérisent-ils pas aussi les systèmes et les stratégies de défense? 

C’est vrai sur le champ de bataille, où le renseignement se heurte à la difficulté de la profusion des données recueillies par les différents capteurs ; c’est vrai pour l’ensemble du renseignement militaire et d’intérêt militaire : si la vigilance stratégique nous imposait du temps de la guerre froide de prendre essentiellement en compte un ennemi unique et bien défini, aujourd’hui notre stratégie de défense , à la faveur de la mutation géostratégique, nous amène à porter notre attention militaire " tous azimuts ", pour répondre aux crises et risques multiples qui caractérisent un environnement international instable et fracturé. A cet égard, le renseignement est amené à jouer un rôle central dans le cadre d’une stratégie de prévention et d’action, comme l’indique le Livre blanc : " l’intelligence des situations, notamment par le renseignement (...) permet la prévision et l’appréciation autonome des événements et donne ainsi la capacité de décider rapidement, en opérant des choix éclairés ".

Notre propos sera de montrer que le renseignement militaire et d’intérêt militaire conserve toute sa spécificité en tant que métier orienté vers le recueil, l’exploitation et la diffusion d’informations utiles pour des décideurs. Toutefois, la mutation du contexte stratégique et la révolution de l’information l’ont amené à s’adapter pour créer les méthodes et les outils propres à la maîtrise des flots d’information ouverte, au service d’une stratégie de défense orientée vers la garantie de la sécurité internationale. Au demeurant, la ressource fondamentale demeure l’individu : en effet, dans une situation d’information pléthorique, il est fait encore davantage appel aux qualités traditionnelles du métier d’analyste ; dans le contexte actuel doivent même s ’ajouter les qualités de culture et de synthèse nécessaires à la compréhension et à la prospective.
 

1- De la spécificité du renseignement

          Données, informations, renseignement

Commençons par quelques définitions simples qui aideront à distinguer le renseignement de ce qui lui ressemble, tout en n’en étant que la matière première. 

On peut dire que le renseignement exploite des informations, lesquelles regroupent un ensemble de données. Suivant les définitions de la Commission ministérielle de terminologie de l’informatique, une donnée est la " représentation d’une information sous forme conventionnelle destinée à faciliter son traitement ". Une information est " un élément de connaissance susceptible d’être représenté à l’aide de conventions pour être conservé, traité ou communiqué. " 

On peut citer aussi les définitions voisines, et peut-être moins ésotériques, formulées pour son propre usage par Robert STEELE :  " 3 définitions personnelles me permettent de distinguer entre données, informations et renseignement. La catégorie données recouvre ce qui est brut : copie papier, signal ou image. L’information correspond à l’association de données qui ont été désignées comme présentant un intérêt générique. L’analyse ou renseignement est constituée par l’information qui a été exploitée; afin de fournir une aide à la prise de décisions particulières par une personne déterminée et à un moment donné. "

          Le renseignement comme information finalisée

On touche bien ici à un aspect essentiel du renseignement, qui est de répondre à un besoin précis et exprimé, orienté vers l’action. Traditionnellement, le " cycle du renseignement ", qui est continu, comprend les phases d’expression du besoin, acte de commandement lié au but recherché par l’autorité ; l’orientation, à la charge des organismes de renseignement ; la recherche, qui sélectionne les sources et les capteurs ; l’exploitation ; la diffusion, qui achemine vers les destinataires grâce à des moyens spécialisés.

Cette logique distingue le métier du renseignement du journalisme, pour lequel l’information est une fin en elle-même. De même la recherche universitaire vise à accroître le savoir, ou les connaissances, par vocation propre. C’est bien ce que retient Michel KLEN, lorsqu’il indique que " l’information se recueille (concept passif) alors que le renseignement se recherche, est analysé, puis est exploité dans un but précis ". Si l’on veut d’ailleurs parler en toute rigueur de termes, on corrigera légèrement cette définition en notant, avec Francis BEAU, son caractère redondant : par définition, un renseignement est une information exploitée.

          Le renseignement, information validée

Robert STEELE, comme Michel KLEN, manquent cependant l’autre dimension majeure du renseignement : parce qu’il est une information finalisée, destinée à l’action, le renseignement doit obéir à des critères très rigoureux de fiabilité. A tout le moins, le degré d’incertitude qui s’attache à cette fiabilité doit-il être précisé, car pour être convenablement éclairé celui qui décide doit savoir ce qu’il sait, ce qu’il ignore, et ce qui est incertain, éventuellement pour relancer la recherche du renseignement dans d’autres directions. Cette fiabilité est recherchée par des efforts de recoupement du renseignement, afin de le valider. C’est pourquoi le renseignement obtenu à partir d’une source est traditionnellement assorti d’une indication sur la qualité de cette source, ainsi que d’une appréciation finale sur la valeur, élevée s’il y a confirmation par d’autres sources, faible si l’exactitude de la source ne peut être véritablement appréciée.

Ces définitions, somme toute classiques, éclairent ce qui, dans son concept même, spécifie le renseignement au regard de l’information. Elles ne font cependant que nous introduire à la problématique actuelle du renseignement qui, s’il reste substantiellement le même, n’en est pas moins renouvelé dans ses méthodes, son outillage et son organisation, par une double révolution : celle qui affecte notre environnement géostratégique d’une part, celle qui affecte l’information elle-même, matière première du renseignement d’autre part. 

Paradoxe du renseignement : c’est à l’âge de l’information pléthorique, des " rivières de données ", des flux de bits par seconde, que la spécificité et la nécessité du renseignement se font sentir avec le plus d’acuité. Paradoxe moderne du renseignement : il est d’autant plus nécessaire que l’information est plus nombreuse et moins secrète.
 

2- Mutation stratégique et révolution de l’information

Ramener la problématique actuelle du renseignement d’intérêt militaire à une affaire d’adaptation à l’âge de l’information serait avoir une vision parcellaire : en réalité, c’est à la faveur du bouleversement du contexte stratégique que la révolution de l’information a pu révéler pleinement son ampleur, amenant le renseignement à adapter ses modes.

          La dilatation de notre espace d’intérêt militaire

Le Livre blanc fait du renseignement un " instrument stratégique (...), fonction essentielle de la stratégie de défense de la France ". Affirmation qui ne va pas de soi et marque, pourrait-on dire, une promotion. 

De fait, le renseignement de la guerre froide avait connu une certaine atrophie ; il disposait de moyens limités pour une menace précise. Les besoins militaires en matière de renseignement se ramenaient à une analyse des forces en présence (dans le cadre du face-à-face avec les forces du Pacte de Varsovie). Nous nous trouvions en outre en second échelon derrière les forces de l’OTAN.

Les interventions extérieures étaient essentiellement africaines et une présence et connaissance anciennes du terrain nous assuraient en gros le renseignement nécessaire. Ce n’est que pour le renseignement nécessaire à la dissuasion nucléaire que nous recherchions une autonomie nationale absolue.

Depuis 1989, l’espace de notre intérêt militaire potentiel s’est dilaté aux dimensions du monde. Notre stratégie de défense en effet s’est orientée vers la prévention et la gestion de crises dans un environnement international parcouru de zones de fractures, fertiles en foyers d’instabilité : guerre du Golfe, opération somalienne, raid humanitaire du Rwanda, interposition humanitaire en ex-Yougoslavie publient assez notre nouvelle posture militaire. 

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien dans ce cadre nouveau que la disponibilité croissante de masses considérables d’informations modifie la donne pour le renseignement. Premièrement parce que la géographie de notre attention militaire est devenue mondiale ; deuxièmement parce que prévention et gestion des crises, planification des opérations extérieures obligent à une connaissance de contexte qui va largement au-delà du renseignement strictement militaire. Troisièmement, parce que les pays qui étaient hier l’objet de notre attention militaire, essentiellement ceux du Pacte de Varsovie, étaient couverts par un manteau de secret qui rendait l’information ouverte d’un faible secours pour le renseignement militaire.

          Un milieu nouveau : l’information

" La révolution informatique, la multiplication des satellites, la vogue des machines à photocopier, des magnétoscopes, des réseaux électroniques, des bases de données, des fax, de la télévision par câble et des satellites de retransmission en direct, sans compter des dizaines et des dizaines d’autres technologies de traitement et de distribution de l’information, ont créés de multiples rivières de données, d’informations et de savoir qui se jettent désormais dans un immense océan sans cesse croissant d’images, de symboles, de statistiques, de paroles et de sons. ", écrivent les deux futurologues américains Alvin et Heidi TOFFLER dans leur fameux ouvrage de prospective Guerre et contre-guerre. 

Avec moins de lyrisme, le Général MERMET note que " le 21ème siècle sera celui où la bataille de l’information jouera un rôle déterminant (...). L’information est devenue une véritable matière première stratégique désormais indispensable aussi bien aux chefs d’entreprise pour assurer la conquête des marchés qu’aux gouvernements pour garantir leur liberté d’appréciation, préalable indispensable à l’autonomie de décision et au succès de toute politique ". En effet, l’accroissement exponentiel des informations disponibles - leur flux double tous les quatre ans - grâce au développement des moyens techniques de recueil, mais aussi des médias, notamment des publications spécialisées, a notamment pour conséquence la difficulté à traiter, analyser et diffuser cette masse d’informations, qui n’est plus à la mesure de chacun des centres de documentation des différents services ou entreprises, même pour ceux qui ont une taille nationale.

D’une certaine manière, la révolution est double. D’une part en effet, la masse absolue d’informations est gigantesque. Il faut ici mentionner la prolifération des chaînes de radio et de télévision ; la presse spécialisée qui est un univers en perpétuelle expansion ; l’imagerie spatiale civile fournie par SPOT, ERS, RADARSAT8, etc. ; les banques de données, essentiellement d’origine américaine : de puissants serveurs comme NEXIS ou DIALOG permettent de se connecter à des centaines de banques, dont une seule contient le texte intégral, archivé sur les cinq dernières années et actualisé quotidiennement, de plusieurs milliers de journaux et revues ; INTERNET, fantastique prototype des autoroutes de l’information, qui permet non seulement d’accéder à d’innombrables banques de données, mais encore offre la possibilité, pour qui sait intelligemment " écouter " les forums, d’acquérir de l’information inédite et d’intérêt directement opérationnel ; enfin, ressource qui n’est pas nouvelle mais que l’on commence seulement à exploiter avec résolution, citons le monde des industriels, des journalistes spécialisés, des universitaires, dont l’expertise est " ouverte " et peut remplacer des heures d’étude.

D’autre part, c’est la disponibilité de cette information de manière quasi instantanée et souvent " à domicile " qui bouleverse les modes de travail : câble et satellite permettent de s’abonner à des dizaines de chaînes qui vous projettent instantanément aux quatre coins de l’univers. Moyennant un abonnement relativement modique pour une organisation, vous pouvez recevoir en ligne les fils des plus grandes agences comme A.F.P., REUTER, U.P.I., ou ITAR-TASS.

Un simple modem vous connecte à NEXIS et à DIALOG, qui sont alimentés aux Etats-Unis, et vous propulse dans le tourbillon INTERNET. 

Evoquant récemment les perspectives de " révolution dans les affaires militaires " qui ont suscité une puissante effervescence intellectuelle aux Etats-Unis et un début de réflexion en France, Paul-Ivan de Saint-Germain annonçait l’avènement d’un nouveau milieu, celui des télécommunications, milieu artificiel et pourtant nous environnant tout comme l’air, la terre, la mer ou l’espace, un milieu sur lequel il conviendra de prendre appui, avec les outils appropriés, pour mener la manœuvre militaire à tous les échelons. On pourrait dire que c’est plus exactement l’information elle-même, dont les télécommunications constituent le support et l’assise matérielle, qui constitue dores et déjà ce milieu nouveau. Sa maîtrise suppose un outillage et des modes d’organisation nouveaux en train de se mettre en place au service du renseignement d’intérêt militaire.
 

3- La maîtrise des flots d’information

          Outils

Existence d’une information massive, disponibilité en grande partie instantanée de cette information : " révolution de l’information " ne signifie pas ipso facto révolution du renseignement, qui ne pourrait tirer profit de cette surabondance sans l’existence d’outils adaptés. C’est le troisième terme de l’équation. En vérité, ces outils ne se trouvent pas " sur étagère ", ils font appel aux technologies les plus performantes et ne peuvent être mis au point que par une concertation étroite entre un industriel et le service utilisateur. 

Ainsi cette " augmentation extraordinaire des capacités de traiter les informations à domicile, en quelque sorte dans les bureaux ", dont parle Jean-Louis GERGORIN, est-elle encore largement à l’état virtuel, ou plus exactement les technologies auxquelles il convient de faire appel ne peuvent produire réellement leur efficacité que dans le cadre de systèmes de traitement de grandes masses de données dont la mise au point demande des années d’affinage du produit comme du besoin. 
 
Pour ce qui est des outils d’analyse eux-mêmes, on peut se pencher sur le cas des techniques d’analyse textuelle. Dans le cadre de la gestion de documentation en effet, un document à dominante textuelle sera identifié par un certain nombre de caractéristiques externes (attributs descriptifs se rapportant au titre, à la date de parution, à la source éditrice etc.), et internes, c’est-à-dire se rapportant au contenu sémantique : c’est là que réside la difficulté principale, traditionnellement résolue par l’attribution de descripteurs, c’est-à-dire de mots-clefs appartenant à un lexique de convention. En complément de cette méthode, des logiciels d’interrogation en texte intégral ont été mis au point il y a quelques années ; l’analyse " plein-texte " est le mode majeur d’interrogation sur les banques de données textuelles des serveurs géants que sont NEXIS ou DIALOG. Cela rend la recherche d’information fine très difficile, et oblige à la mise au point de profils de recherche élaborés, supposant en outre la maîtrise de langages d’interrogation ésotériques. Ces limites ont été quelque peu dépassées dans le domaine commercial avec des banques de données de presse comme les " Reuter Business ", de la société REUTER : sur " Reuter Business Briefing ", l’information est pré-classée selon des champs divers (sujets, industries, pays etc.), et interrogeable dans le texte comme en fonction de la date. En outre la convivialité du masque d’interrogation fait de ce type de banques des banques de " deuxième génération ". 

Toutefois, l’analyse textuelle n’a été vraiment bouleversée que par l’avènement de logiciels " intelligents " capables d’analyse sémantique. Significativement, ces logiciels sont dus au travaux de chercheurs en linguistiques français qui les ont d’abord expérimentés et validés dans les organismes de renseignement, au service du tri automatique de masses d’information en ligne non structurées (dépêches d’agences). Aussi sont-ils aujourd’hui à la base de divers systèmes de gestion de documentation dynamiques, propres aussi bien à la recherche fine sur un patrimoine de données de volume très considérable qu’à la gestion de flux entrants. De cette manière, ils apportent enfin une réponse à ce que Jean-Louis MACARY identifie comme un des trois concepts clefs de la maîtrise de l’information : la mise au point de critères de tri et d’aiguillage pour que l’information pertinente, même à peine dégrossie, parvienne très vite au bon destinataire et permette de se débarrasser en temps utile des déchets informationnels.

          Organisation interne

La maîtrise des flots d’information (aussi bien des flots entrants que de " l’océan " constitué par la mémoire électronique centrale) ne repose pas seulement sur des outils techniques de pointe, mais également sur une organisation interne adaptée. 

L’idée à retenir est celle du fonctionnement en réseau. Le concept est depuis longtemps à la mode dans le monde de l’entreprise, et traduit la nécessité d’assurer la circulation de l’information la plus large possible. Cette exigence s’applique particulièrement au monde du renseignement militaire, dont le champ d’investigation, comme on l’a vu, est devenu extrêmement large, comme les sources d’information nombreuses. L’horizontalité du réseau n’entre pas en contradiction avec le principe hiérarchique, non plus qu’avec les règles de la sécurité, à condition d’avoir soigneusement réglementé les conditions d’accès en fonction de l’habilitation. Elle rend possible le partage nécessaire de l’information et sa rapidité de circulation. 

Par ailleurs, ce partage de l’information, information d’autant plus multiforme que les sources sont diverses et les centres d’intérêt variés, suppose l’existence d’une mémoire centrale à laquelle chacun pourra se connecter pour trouver l’information pertinente qu’il recherche. Cette mémoire permet la quasi disparition du papier et représente la fusion électronique des armoires des différents analystes. Grâce notamment aux nouveaux outils de recherche décrits plus haut et aujourd’hui disponibles, elle garantit que la déperdition d’information sera quasiment réduite à néant, et rend en quelque sorte pour le fond interne les services d’une documentaliste ultra-chevronnée (et ultra-rapide). En outre, il est important de souligner que la mémoire centrale n’accueille que les connaissances validées : le traitement assisté de l’information doit servir à canaliser et filtrer les flots, pour ne retenir que l’  " eau précieuse ", entièrement pure ; il ne s’agit pas d’entraîner à la noyade. Dans la mémoire a disparu l’écume de l’actualité, ne restent que les documents que privilégierait l’historien.

On aurait tort cependant de considérer cette mémoire comme un ensemble opaque. Elle doit être structurée grâce à un langage commun normalisé qui est la clef intellectuelle du partage de l’information comme de son accroissement organisé. Selon Francis BEAU, " L ’élaboration d’un plan thématique semble être un des seuls moyens capables d’assurer ce partage. Elle présente l’avantage fondamental de permettre une présentation normalisée de l’ensemble des informations concernant un domaine de connaissance, avec la possibilité de l’étendre à d’autres centres d’intérêt complémentaires, et de l’approfondir à loisir en créant autant de nouvelles rubriques génériques ou d’articles élémentaires que le besoin de descendre dans le détail s’impose (...). Une documentation de base électronique est ainsi tenue à jour en permanence et permet de mettre à la disposition de tous une information complète et actualisée ".

          Organisation externe : vers une sous-traitance pour le traitement de l’information ouverte

La croissance exponentielle des masses d’information ouvertes pourrait bien conduire à envisager de manière plus systématique qu’aujourd’hui la sous-traitance à des services privés par les organismes de renseignement.

D’une certaine manière, l’abonnement aux fils des agences de presse, commun aux organismes de renseignement militaires, est déjà une forme de sous-traitance du recueil de l’information, tout au moins celle se rapportant aux événements bruts. 

Comme l’indique Henri PIGEAT, ancien directeur de l’A.F.P. : " De plus en plus, les gouvernements sont informés par les médias avant de l’être par leurs services et leurs ambassades. Les diplomates n’ont certes pas perdu leur rôle d’informateur, mais leur contribution porte désormais davantage sur l’analyse et l’approfondissement ; la plupart du temps, les faits sont donnés par les médias et notamment par les agences ".

Par ailleurs, on peut penser que le balayage systématique de certaines sources, ou plutôt de certains vecteurs d’information, comme INTERNET ou les grands serveurs américains de banques de données (NEXIS, DIALOG notamment), devrait être sous-traité à de petites structures privées ou semi-privées, en lien de confiance avec les services. Cela existe déjà d’ailleurs pour un certain nombre de firmes qui font appel à des agences spécialisées de recherche sur les grandes banques de données; cela existe avec les divers bulletins thématiques de l’Aérospatiale, fruits d’une recherche systématique sur les banques de données américaines, et qui peuvent aisément être utilisées tels quels par les spécialistes des services. Avec INTERNET, on peut parier qu’il y a un grand avenir à la sous-traitance documentaire, et que l’immensité de l’univers INTERNET va susciter la naissance de raiders mercenaires spécialisés dans la traque de l’information. Cela aussi c’est la guerre de l’information.

          Le traitement de l’information ouverte pourrait alors reposer sur une sorte de dispositif en étoile

Au centre, le pôle de renseignement, dont les fonctions s’orienteraient essentiellement vers l’analyse et la synthèse. Pour l’information sur les événements bruts, ce pôle s’alimenterait, comme c’est déjà le cas actuellement, par abonnement aux grandes agences de presse. Un deuxième cercle serait constitué par des agences privées de filtrage systématique des informations pertinentes sur INTERNET, les grands serveurs de banques de données, etc., sur des thèmes d’intérêt spécifiques définis par le pôle de renseignement : la plus grande difficulté serait sans doute de s’assurer que ces agences respectent bien des règles strictes de confidentialité. Un troisième cercle correspondrait à des spécialistes du monde civil, consultés ponctuellement sur des points précis : industriels (dores et déjà ils sont souvent consultés pour expertise, par exemple sur les capacités prêtées à certains matériels militaires étrangers), universitaires, jugés compétents par exemple sur telle zone potentielle de crise d’intérêt militaire, journalistes ... Enfin on pourrait envisager l’existence d’un quatrième cercle d’instituts ou de fondations de recherche largement financés par la Défense, petites structures démultipliant les capacités de traitement et d’analyse des experts du renseignement, avec des antennes éventuelles à l’étranger ; ces structures seraient comme des têtes chercheuses, susceptibles d’offrir leurs services aussi bien d’ailleurs aux services de renseignement qu’à divers ministères (Affaires étrangères ...).

Naturellement, les structures en question devraient être assez " transparentes ", et leurs personnels connus des services, pour que soient sauves les indispensables exigences de sécurité.
 

4- Renseignement, intelligence, prospective

La prépondérance des sources ouvertes dans l’information traitée par le renseignement militaire renouvelle-t-elle le travail des analystes?

          Maîtriser l’information : les qualités traditionnelles de l’analyste encore davantage mises à l’épreuve

Prenons un cas concret d’analyse, celui d’un satellite d’observation militaire étranger sur lequel on cherche à être " renseigné ". Typiquement, la démarche de l’analyste va consister à éplucher toutes les sources accessibles au public qu’il lui sera possible de trouver. Si " révolution de l’information " il y a, comme on l’a dit, c’est que la masse d’informations disponibles pour le public est devenue très importante. 

En l’occurrence, de quelles sources va-t-il s’agir? On trouve tout d’abord la floraison d’articles parus dans la presse spécialisée, dont le suivi systématique quotidien requiert l’attention d’ une équipe bien organisée. Sur les affaires spatiales, on peut citer, pour donner un idée de l’ampleur de la tâche, les journaux et revues Aviation Week & Space Technology, Air & cosmos, Space Policy, Flight International, Space, Space News, Space Flight, Nouvelle Revue aéronautique et astronautique, Military Space, Satellite News, Satellite Times, Aerospace Journal, Aviation et Cosmonautique, Air Fleet Herald, Revue aérospatiale, Aerospace America, Jane’s Defense Weekly, Signal etc. 

Par ailleurs, il n’est pas inutile non plus de se procurer la documentation officielle en provenance des agences spatiales des pays que l’on souhaite suivre, et qui peut contenir les informations intéressantes. Les salons aéronautiques et astronautiques, les salons d’armement sont toujours des endroits intéressants à visiter, et grâce auxquels la presse ouverte peut agrémenter ses textes de photographies exploitables. Enfin, pour clore une liste non exhaustive, il faut signaler INTERNET : telle firme britannique par exemple y tient tribune, et offre une chronique régulière sur les projets de minisatellites et de microsatellites, y compris militaires, chronique assortie de fiches techniques relativement précises.

Le travail de l’analyste consiste alors, non pas à compiler les informations successivement extraites de cette masse, mais au contraire à les traiter avec les méthodes de recoupement avec d’autres sources, de vérification, d’estimation, qui sont celles mêmes du renseignement. Non seulement la profusion actuelle des informations, qui contraste avec la rareté du passé, ne dispense pas des règles professionnelles draconiennes appliquées traditionnellement, mais elle en rend l’application rigoureuse plus indispensable encore. L’information ouverte est, au demeurant, facilement moutonnière. Si telle information apparaît plusieurs fois dans des sources différentes, cela n’est pas nécessairement une garantie de véracité : elle a pu surgir une seule fois sous forme originale, puis être reproduite à l’identique et sans esprit d’examen par divers rédacteurs moins soucieux de rigueur que les hommes du renseignement. 

Notons enfin que le travail sur l’information ne s’arrête pas à leur comparaison, même conduite de manière très méthodique : à partir de certaines indications fragmentaires, l’analyste peut être amené à faire les calculs mathématiques qui lui donneront certains paramètres techniques fondamentaux soigneusement cachés par la puissance détentrice du satellite. De la même manière, la comparaison entre de nombreuses photographies, même floues, issues de la presse, peut donner des indications précieuses sur la nature des instruments embarqués, et contribuer à l’exercice, qui confine à l’art, de la restitution technique.

Dans ces conditions, que reste-t-il de la vision traditionnelle du renseignement comme métier du secret traitant essentiellement d’informations obtenues par des méthodes clandestines et couvertes par la classification? L’information ouverte, désormais toute-puissante, abolit-elle le règne des sources secrètes? Selon Jacques DEWATRE, " dans un monde de plus en plus ouvert, de plus en plus affranchi des contraintes de l’espace et du temps, l ’information tend à réduire le domaine d’activités des services de renseignement à l’essentiel, c’est-à-dire la recherche de l’information la plus secrète et la plus inaccessible ". Plus exactement, ceci est vrai en un sens de répartition fonctionnelle des tâches entre les divers services de renseignement. Ainsi l’information ouverte a-t-elle pu permettre d’obtenir, sur le satellite d’observation militaire dont nous parlions, des renseignements étonnamment précis et fiables ; dans ces conditions, les zones d’ombre subsistantes, les " trous ", doivent en effet être éclaircis ou comblés selon d’autres méthodes d’investigation, pratiquées par les services qui ont la responsabilité particulière du travail clandestin. Il s’agit dès lors pour eux, en effet, de "  recueillir tout ce que les autres ne sont pas en mesure de fournir, l’information réellement confidentielle, voire secrète ".

Le champ du secret s’est donc déplacé. L ’investigation clandestine apparaît alors comme la " pointe de diamant " du travail de renseignement, celle chargée de s’attaquer à ce qui résiste à l’investigation en sources ouvertes. Mais cela ne signifie pas que cette dernière en soit moins du renseignement : car ce qui fait sa valeur, c’est tout le travail de vérification, de recoupement et de synthèse, qui fait du produit final un renseignement de haute valeur qui doit être protégé, c’est-à-dire classifié, au même titre que les renseignements recueillis par moyens " discrets ".

         La compréhension : le renseignement comme victoire sur l’information

Face à l’expansion de l’information ouverte, les exigences propres au renseignement se trouvent encore accrues. Il doit être encore davantage un travail de patience, de rigueur et de longue haleine ; un exercice souvent obscur, toujours rigoureux et méthodique, qui n’avance qu’après avoir systématiquement défriché une portion de terrain ; un exercice qui a tout à gagner à se pratiquer en équipe. Bref, le contraire de l’improvisation individuelle brillante qui est le péché mignon de l’esprit national. En ce sens, et sans vouloir manier le paradoxe, on peut dire que le renseignement est une victoire contre l’information en ce qu’elle peut avoir d’instantané, de clinquant, de parcellaire. Les exigences adressées par Dominique WOLTON au journalisme après la guerre du Golfe s’appliquent, de ce point de vue, au renseignement : 

" La victoire de l’information est la victoire de la chronologie de l’urgence, l’hypostase de l’instant ; contre cette fausse transparence du temps instantané, le travail va consister à réintroduire du sens, c’est-à-dire de l’histoire. Ce n’est pas un hasard si ce modèle de l’information qui l’emporte aujourd’hui est avant tout un modèle américain, le modèle de la société où l’histoire pèse le moins. Mais nous avons atteint là une limite à cette négation du temps historique par sa pulvérisation en événements ".

De fait, cette patience critique apparente, du point de vue des méthodes d’investigation, le travail de l’analyste de renseignement à celui de l’historien. Cette similitude se vérifie à d’autres égards. Ce n’est pas seulement par effet de mode que le vocabulaire français a récemment adopté le terme anglo-saxon d’ " intelligence ", comme dans l’expression désormais consacrée d’  " intelligence économique ". C’est également parce qu’il reflète sans doute mieux l’ampleur de vision nouvelle à laquelle est appelé le renseignement, ampleur que traduit dans une certaine mesure la notion de " renseignement d’intérêt militaire ". 

En effet, la mutation géostratégique, évoquée plus haut, oblige désormais à une compréhension des situations pouvant déboucher sur des crises d’intérêt militaire par la prise en compte de facteurs bien plus nombreux que l’état et la nature des forces en présence. La situation nouvelle a conduit à définir la nécessité du renseignement d’intérêt militaire : au-delà du renseignement strictement militaire, il inclut toutes les données de contexte indispensables pour apprécier une situation militaire. Il concerne les domaines suivants :

          - l’environnement géopolitique et économique qui tient compte des contextes historique, politique et humain;

          - la stratégie générale, les doctrines d’emploi, les forces, leur organisation et leur mise sur pied, la politique d’armement et des équipement militaires;

          - la capacité logistique générale ainsi que les capacités de conversion industrielle.

Il couvre les nations étrangères, les alliances, les organisations et les forces multinationales, ainsi que les organisations armées apatrides.

Il doit permettre d’anticiper et de prévenir les crises et d’en assurer la gestion, dès lors qu’elles comportent le risque ou la menace de déboucher sur une confrontation armée.

Dès lors, comme l’indique avec pertinence Michel KLEN, " facteurs humains, environnement géopolitique, psychologie des dirigeants doivent désormais être pris en compte ; faute de l’ avoir fait d’ailleurs, faute d’avoir pris en compte la détérioration du climat politique et social, on n’a pas vu venir l’effondrement soviétique, ne prenant en compte que des potentiels de forces, par un comptage des forces en présence. Ainsi faut-il prendre en compte l ’étude des perceptions. "

On le comprend, ce que le renseignement est, davantage que par le passé, appelé à extraire de l’information, c’est une intelligence, une compréhension des situations en présence. La compréhension est bien d’ailleurs, pour reprendre notre comparaison initiale, ce qui distingue l’histoire de la chronique ou des annales. Elle fait appel à des connaissances diverses, parfois assez éloignées du domaine strictement militaire - la géographie, la sociologie, l’ethnologie, la connaissance des matériels militaires, la stratégie, l’histoire, font partie de son bagage nécessaire. C’est peut-être ce que l’amiral LABOUERIE appelle " géoculture ", et qui doit nourrir la sensibilité de l’analyste à tout un environnement géopolitique - si l’on nous permet l’usage de ce terme galvaudé, mais qui s’est imposé précisément pour désigner le contexte d’ensemble à partir duquel une situation militaire devient pleinement intelligible. Cette intelligence, le dépouillement systématique de l’information disponible, la consultation des experts extérieurs, la rendent désormais possible, tandis que le renseignement pratiqué selon des méthodes clandestines ou secrètes donnera l’indication manquante sur telle intention précise d’un dirigeant, indéterminable autrement.

Ainsi, pour reprendre l’exemple évoqué ci-dessus, il ne suffit pas d’avoir identifié les principales caractéristiques techniques d’un satellite militaire étranger pour avoir rempli sa mission de renseignement. Il importe également d’avoir bien saisi la signification stratégique de l ’engin d’observation spatial, ce qui n’est possible que par une compréhension du contexte régional, d’éventuelles nécessités domestiques en matière de télédétection, etc. C’est que le diagnostic sur l’intention politique est tout aussi important que la connaissance des capacités militaires, puisque seul le produit de l’intention et des capacités est à proprement parler une menace. 

L’information pléthorique n’abolit donc pas le renseignement, mais au contraire le rend d’autant plus nécessaire qu’il faut " faire le tri " intelligemment, ce qui exige de l’analyste un professionnalisme accru. Si elle lui fournit nombre des données nécessaires à une véritable intelligence des situations, là encore ce sont les qualités propres de culture et de synthèse de l’individu, ressource fondamentale, qui rendront l’exploitation possible en vue d’une compréhension. Enfin, le travail du renseignement aujourd’hui dépasse l’information par la dimension de la prévision qui doit de plus en plus souvent couronner ses œuvres.

C’est ce que Michel KLEN nomme avec justesse la " primauté de l’analyse prévisionnelle ". Dès le temps de paix, indique-t-il, " il faut identifier et analyser dans le détail les perturbateurs possibles. Cela nécessite une planification minutieuse et une connaissance étendue non seulement des moyens militaires d’un pays, mais aussi de son environnement politique, économique et social ". 

La prévision fait ainsi désormais partie des exigences du métier d’analyste. On mesure dès lors à quel point doivent être affûtées les qualités propres à la compréhension, tout comme la responsabilité dont un traitant peut se trouver investi. " Métier de seigneur ", comme aimaient à dire les Allemands à propos du renseignement, avec sa grandeur et ses risques.

L’analyse des facteurs potentiels de perturbation peut aller, en réalité, au-delà de la simple prévision. Si la prévision désigne les conjectures que l’on peut faire sur l’avenir à partir d’une extrapolation des tendances connues, notamment par l’intermédiaire de certaines statistiques, alors c’est davantage de prospective que le renseignement a besoin. La prospective en effet n’annonce pas d’avenir prévisible. Bien plutôt, elle s’efforce de mettre en lumière les divers scénarios possibles en identifiant les indicateurs d’alerte qui permettront de se rendre compte de la route empruntée par l’avenir. Ceci est vrai aussi bien d’une prospective de court terme appliquée à des crises régionales, que d’une prospective plus ambitieuse à long terme appliquée à l’analyse des conditions de résurgence d’une menace majeure.

Une telle approche relève d’une démarche spécifique qui réclame parfois le développement de méthodologies adaptées. Dans le cadre du renseignement militaire, elle fait l’objet d’une activité de plus en plus spécialisée. Cette activité est indispensable à la planification globale des actions de recherche et d’exploitation.
 

Conclusion

Le défi de l’adaptation à l’explosion de l’information ouverte ne se pose pas seulement au renseignement militaire français ; mais on peut dire que sans doute il a montré autant d’aptitude à y répondre convenablement que les meilleurs de ses partenaires occidentaux, pourtant plus aguerris et dotés de davantage de moyens. C’est que, précisément, la relative jeunesse du renseignement militaire en France, en tout cas sous la forme actuelle d’une organisation centralisée, la relative modestie de ses moyens, l’incitent, autant que possible, à prendre les chemins de traverse, à exploiter les gisements de productivité insoupçonnés que certaines techniques nouvelles permettent de découvrir, pour répondre à l’ampleur démesurée de la tâche. 

Les techniques nouvelles, qu’il s’agisse de traitement de grandes masses de données ou de méthodes de prospective, ne sont cependant pas le tout : c’est par la ressource humaine que le renseignement peut relever les défis d’une stratégie de vigilance mondiale à l’âge de l’information. Ces défis appellent un approfondissement des exigences traditionnelles du métier d’analyste, qui se voit aussi renouvelé dans l’ampleur de sa visée. Mais la devise de toujours du renseignement demeure : la bonne information, au bon moment, pour la bonne personne.
 


Source: Stratisc.org (Janvier 1998)